Résolution adoptée par le 87ème congrès de la LDH, Niort – 18, 19 et 20 mai 2013
Le monde bascule sous nos yeux. Un autre émerge, dans les crises et les constructions. L’ancien et le nouveau peinent à se séparer, s’affrontent et se redistribuent, créant une nouvelle donne historique. Les urgences sociales qui taraudent nos sociétés et confrontent les femmes et les hommes à des incertitudes grandissantes en sont la manifestation en même temps que le signe de changements nécessaires. Déchirures, transitions, mutations, recompositions, révolutions ? Les qualificatifs – tels qu’on a pu les utiliser au cours du siècle passé – peinent à restituer la nature et la complexité des phénomènes, qu’il s’agisse du développement durable et du réchauffement climatique, des politiques économiques et sociales et de la représentation politique. Humanistes, démocrates, défenseur(e)s des droits et des libertés sont confronté(e)s à un immense défi aux termes renouvelés : inventer une nouvelle efficacité démocratique, pragmatique et radicale, fondée sur les droits de l’Homme et résolument mobilisée pour leur développement mondial. Car la démocratie apparaît partout comme l’enjeu central de convulsions dont l’issue n’est écrite nulle part.
La dimension planétaire des questions posées, l’hégémonie de la concurrence généralisée comme seul ressort de la production de richesses, l’existence des paradis fiscaux, les exigences folles de rentabilité financière conduisent à délégitimer, à affaiblir et à dénaturer les politiques publiques et les mutualisations solidaires construites au fil du siècle dernier. Cette combinaison produit un chômage de masse, banalise l’exclusion sociale, obère l’idée même de progrès partagé. Elle déstructure nos sociétés, leurs contrats sociaux, leurs accords à vivre et altère gravement les fondements et fonctionnements de la représentation politique.
Alors que l’intérêt général s’efface sous le poids des intérêts particuliers, un prétendu réalisme l’emporte sur les principes démocratiques et s’adosse à une conception sécuritaire de l’État. Cette posture n’est en rien une obligation. Elle relève d’une volonté politique, de choix assumés et s’accommode des pires idéologies, au mieux par utilitarisme. En Europe et dans notre pays, les politiques mises en œuvre avec la crise économique et financière ne sont pas aptes à répondre aux attentes de tous ceux qui souffrent ou craignent de perdre pied. L’austérité accroît les inégalités et obscurcit l’horizon. Pourtant sous des formes diverses, dans le cadre électoral ou dans la rue, les peuples expriment massivement un rejet de ce qu’ils vivent comme une négation de leur dignité. Parfois en recherchant des formes de solidarité et d’entraide palliant celles que les institutions n’organisent plus mais qui ne peuvent combler le déficit des politiques publiques de solidarité. Trop souvent alimentés par la crainte du lendemain et du déclassement, les peurs et les replis provoquent méfiance et agressivité vis-à-vis de tout ce qui est, semble ou apparaît différent, étrange, étranger et donc possiblement dangereux.
Cette situation est lourdement préjudiciable à la démocratie, dont elle réduit l’exercice, le champ et la portée. Elle permet l’expression de la demande de changement mais corrélativement, en limite l’effectivité. Elle favorise l’immobilisme. Par crainte du pire, elle aboutit à stigmatiser l’idée même de changement, plus encore s’il s’agit de toucher aux domaines essentiels que sont la protection des libertés, l’effectivité des droits et de l’égalité, l’extension de la sphère démocratique, la répartition des richesses, les modes de production et d’échanges.
Or, les défis sont immenses. Face aux prédations, aux agressions anti démocratiques et xénophobes, face à un productivisme insensé et aux éloges de l’inégalité, il est urgent de construire un nouveau paradigme, de réhabiliter les solidarités, de redéfinir les finalités de nos sociétés, de penser un authentique partage du temps et du travail, du savoir et de la richesse. Il s’agit d’élaborer les conditions de l’avenir de l’humanité.
Cela suppose une éthique du pouvoir qui passe par le respect des engagements ; une démocratie dégagée de la corruption et de l’affairisme, une pratique politique qui alimente les débats publics, fut-ce les moins faciles ; une définition précise d’objectifs qui donne le cap et rende possible à chaque étape un bilan public. Cela exige le courage de la conviction, donc de la contradiction, donc de la démocratie.
Le changement de majorité gouvernementale survenu en France avec la présidentielle et les législatives est à l’image de ce contexte et de ces enjeux mêlés. L’élection de François Hollande a signé le refus d’un pouvoir essentiellement attentif aux nantis et le rejet des discours distillant divisions et oppositions. Les mois qui viennent de s’écouler attestent qu’il ne suffit pas de changer d’homme ou d’équipe pour tenir bon face aux puissances contraires, respecter le programme proposé aux électeurs, assurer la réalité du changement. Les responsabilités du gouvernement sont énormes mais elles sont à la hauteur des pouvoirs qu’il exerce.
Pour autant la réussite du changement ne saurait relever du seul gouvernement, quel qu’il soit. La phase d’accélération et d’approfondissement spectaculaires de la crise politique que nous connaissons appelle une série de réformes d’ampleur et nécessite de vastes débats impliquant toute la société française et trouvant relais et points d’appuis en Europe. C’est pourquoi la Ligue des droits de l’Homme appelle à un renouveau de la démocratie. Il ne s’agit plus d’attendre le changement maintenant mais de faire en sorte, chaque jour, de l’engager en termes d’avenir commun.
Face à la crise économique et sociale, alors que l’urgence pour les droits et les libertés se conjugue avec l’urgence sociale, la Ligue des droits de l’Homme entend porter dans les débats publics et auprès des élu-e-s les propositions concrètes et précises élaborées avec d’autres associations et organisations syndicales, dans le cadre de la campagne présidentielle, avec le « Pacte pour les droits et la citoyenneté ».
La Ligue des droits de l’Homme poursuivra son effort pour contribuer à faire remonter de la « société civile » idées et projets susceptibles de donner corps aux changements nécessaires à la démocratie : la justice, le bien-être social et la solidarité pour assurer la défense de l’intérêt général et la préservation du bien commun par l’accès aux droits et leur effectivité. Elle invite les citoyennes et les citoyens – de nationalité ou de résidence – à manifester leur fraternité en redoublant leurs efforts de solidarité vis-à-vis de ceux que l’on prive de papiers et donc, de droits ; vis-à-vis de ceux qu’on prive de logement et d’emploi et partant, de futur ; vis-à-vis de ceux dont on menace la protection sociale, la santé ou la fin de vie. Elle souligne que chaque droit, chaque liberté mérite d’être défendu et en appelle à la vigilance face aux périls qui menacent, en Europe comme en France, les bases démocratiques de nos sociétés.
Continent vieillissant, percuté par l’explosion du chômage et de l’exclusion, en proie au doute sur un avenir synonyme d’amélioration et de progrès, l’Europe est agitée par de multiples tentations xénophobes, antisémites, racistes, singulièrement sous des formes islamophobes, par l’affirmation nationaliste du chacun pour soi, les riches et les puissants d’abord. Le mécontentement que manifestent les électeurs peut prendre les formes les plus dangereuses : en témoigne le score de l’organisation fasciste « Aube dorée » en Grèce. En Italie, l’émergence d’un mouvement « Cinq étoiles » qui rassemble un quart de l’électorat alors qu’il n’a pas d’orientation connue et n’affiche pour tout programme que quelques mesures particulières, constitue, bien que de natures différentes, un inquiétant symptôme. Ces phénomènes renvoient à une perte de crédibilité de la démocratie pour une part importante de citoyens.
La France n’échappe pas à ces vents mauvais. L’extrême droite, largement « dédiabolisée » ces dernières années, est aujourd’hui imitée et courtisée par une droite de plus en plus désinhibée, de plus en plus extrême. Ordre moral et sécuritaire, xénophobie et affirmation nationaliste se sont répandus et pèsent sur l’ensemble de la société et de ses débats.
A cet égard, le double rendez-vous électoral en 2014 des municipales et des européennes s’avère décisif et la Ligue des droits de l’Homme appelle à en saisir tous les enjeux. D’abord, parce que combattre la crise et les politiques économiques d’austérité qui l’ont permise et entretenue, suppose de le faire à bonne échelle et l’Europe le permet pour peu qu’on l’arrache aux logiques néolibérales dont elle est l’objet. Il s’agit de promouvoir une Europe démocratique et sociale qui protège ses résidents du dumping social et fiscal comme de la spéculation financière. Ensuite, parce que combattre tout projet de société fondé sur la haine, le racisme et les discriminations implique de dénoncer et de faire échec, partout où en affleure la tentation, aux alliances politiques légitimant les thèmes de l’extrême droite. Enfin, parce qu’il s’agit, en amont de ces consultations, en lien étroit avec nos exigences de solidarité, de rappeler chaque jour aux élu(e)s locaux et nationaux la responsabilité de leurs mandats vis-à-vis du peuple électeur.
Cet appel à un renouveau démocratique, en France et en Europe, fait écho aux engagements pris par les défenseurs des droits dans le monde entier. La Ligue des droits de l’Homme est fière de partager leurs combats. La vitalité du Forum social mondial, tenu dans le contexte exceptionnel de la Tunisie, les débats que nous aurons aux congrès de la FIDH à Istamboul et de l’AEDH à Tallin, l’exploration d’autres politiques communes en Europe par l’Alter-sommet d’Athènes, attestent de cette réalité décidément irrépressible : partout dans le monde, les femmes et les hommes aspirent à la liberté et à la justice sociale ; à la dignité, à la démocratie et à la solidarité. Ils puisent en eux-mêmes les ressources d’imagination, d’intelligence et de courage pour refuser que le monde en gestation se construise sur la guerre de tous contre tous.
Il est possible de construire une société de liberté, d’égalité et de fraternité. En Europe comme en France, il nous revient d’en créer les conditions. Cela implique la responsabilité des gouvernants, des représentants du peuple et de la société civile et cela suppose la mobilisation citoyenne la plus large. Pour que cette responsabilité partagée soit féconde, nous en appelons au courage démocratique et aux mobilisations de toutes et tous. Il s’agit de regrouper les forces nécessaires pour aller au bout de l’idéal républicain, dont les principes sont plus que jamais les utopies d’une humanité en mal de devenir. Faisons-les vivre, faisons-les triompher.
Adoptée à l’unanimité, moins 8 « contre » et 43 abstentions.