La question de la dette est une des questions primordiales du calendrier politique européen, alors que notre conception de l’indivisibilité des droits inclut nécessairement les droits économiques et sociaux. Or, le traitement de la dette (avec plusieurs options possibles dans le cadre d’une politique globale dont il sera un élément clef) aura des conséquences non négligeables sur la croissance, l’emploi, le budget public et donc sur la capacité des pouvoirs publics à assurer les services publics, etc. Tous éléments qui, à nos yeux, sont des facteurs primordiaux de lien social et d’exercice de la citoyenneté. Il nous faut donc comprendre le phénomène de la dette, sa genèse et ses issues, sans pour autant entrer dans une démarche technique dont nous n’avons pas la compétence1.
1. Les origines et la nature de la dette
On s’intéresse ici à la dette de l’État (la « dette souveraine »), à laquelle s’apparente la dette des collectivités territoriales, et non à la dette des entreprises ou des ménages (parfois très importante comme en Espagne ou aux États-Unis).
Il y a toujours eu une dette, du moins en France, avec des variations importantes à l’échelle de l’histoire (les périodes de guerre s’accompagnant généralement d’un endettement considérable de l’État, aux suites plus ou moins chaotiques). Depuis une trentaine d’années en France, le budget de l’État est déficitaire et complété par l’emprunt. Ce phénomène était supportable tant que le volume de la dette était limité et n’augmentait pas plus vite que le PIB. Il est d’usage en effet de ramener le montant de la dette au PIB pour mesurer son poids relatif, comme le fait le Pacte européen de stabilité et de croissance modifié en 2005 qui fixe une limite maximale de 3 % du PIB pour le déficit annuel et de 60 % du PIB pour le total de la dette accumulée.
La situation s’est déréglée quand le déficit a grimpé à des niveaux très supérieurs et que le secteur bancaire, déstabilisé par la crise ouverte par la crise financière américaine de 2008 et ses conséquences internationales en chaîne, a pris conscience des risques associés à certaines dettes publiques et a donc commencé à exiger des taux d’intérêt de plus en plus élevés (censés couvrir les risques correspondants de non-remboursement). S’est ainsi enclenché, dans plusieurs pays, un cercle vicieux d’auto-alimentation de la dette (l’augmentation des intérêts rendant le remboursement, ou simplement le paiement de la charge annuelle de la dette, impossible). Pour la France, la dette accumulée est de l’ordre de 1800 milliards d’euros, soit quelque 90 % du PIB. Ce ratio est encore plus élevé dans certains pays, y compris parmi les plus développés, comme le Japon.
La dette naît évidemment d’un déficit du budget public, quand les dépenses l’emportent sur les recettes. C’est le solde entre ces deux termes qui importe, et le déficit peut résulter aussi bien d’un excès de dépense que d’une insuffisance des recettes, ou des deux à la fois… En France, l’insuffisance des recettes s’est considérablement accentuée pendant le gouvernement précédent du fait d’une politique fiscale d’allègement de l’impôt visant à soutenir la consommation et l’activité face au ralentissement engendré par la crise mondiale. De fait, cette politique toucha très inégalement les différentes couches sociales, et profita principalement aux catégories aux plus hauts revenus et aux plus hauts patrimoines (avec la multiplication des « niches » fiscales et avec le « bouclier fiscal » trop longtemps maintenu malgré une impopularité croissante). Cette évolution, s’ajoutant à une évolution plus profonde de déplacement du partage de la valeur ajoutée entre le capital et le travail amorcée dès les années 1980, est venue alimenter un mouvement structurel d’aggravation des inégalités.
La dette française procède-t-elle d’un excédent de dépenses (dont les politiciens de droite, qui adoptent volontiers ce point de vue, seraient de fait les premiers responsables) ? La question de l’efficacité des administrations et des services publics, de la réduction des gaspillages (avec par exemple l’empilement des niveaux institutionnels qui ralentit et renchérit la gestion publique) n’est pas indécente mais n’est pas à la hauteur des montants en cause. C’est la crise économique elle-même qui augmente les besoins en dépenses sociales. Un tiers de la dette accumulée est le fait du précédent quinquennat (Les Échos du 3 avril notaient qu’en 2008 20 % des dépenses de l’État étaient financées par l’emprunt et que cette proportion avait bondi à 47 % en 2009 et 46 % en 2010, puis encore 32 % en 2011).
Latente jusqu’alors, la question de la dette a fait ainsi un bond qualitatif. D’instrument banal de gestion publique, elle devient un problème. Celui-ci s’inscrit bien sûr dans un contexte de crise bancaire, puis financière, économique et enfin « souveraine », d’ampleur internationale mais prenant un tour très différent d’une région du monde à l’autre.
En Europe occidentale, la dette des États a cessé d’être financée par les institutions monétaires nationales mais est financée par les banques, dès avant l’entrée dans la zone euro. Le renchérissement des crédits accordés aux États a ainsi aggravé la dette. Une des propositions d’un réseau critique tel que le Collectif national d’audit citoyen de la dette publique est précisément que les trésors nationaux soient directement financés par la Banque centrale européenne, ce qui constituerait une nouvelle étape vers l’intégration européenne pour limiter l’influence du capital financier. Or le système financier international n’a pas été réformé : une fois passée l’alerte la plus grave, les promesses des G20 de 2008, dont M. Sarkozy s’était attribué le succès, n’ont pas été tenues. Les affaires reprennent (business as usual) tant que le système n’explose pas ou ne se grippe pas… La crise de 1929 avait, après des souffrances immenses, rendu inévitable une réforme du système bancaire qui a duré 50 ans. Une réaction comparable n’a pas encore eu lieu de nos jours. C’est un point crucial pour les temps qui viennent, pour le gouvernement à venir, à traiter au niveau européen et mondial. Du coup, les pertes de confiance des créanciers s’aggravent, certains États comme la Grèce et d’autres demain sont faillibles, etc.
Dans le cas de la France, le gouvernement passé a, comme ceux des États-Unis et de la Grande Bretagne, augmenté leurs dépenses pour que la « grande récession » ne devienne pas une « grande dépression ». L’objectif à court terme a été atteint (on a même entendu le gouvernement de l’époque vanter les bienfaits du modèle social français, de sa fonction de redistribution et de solidarité qui a permis de mieux résister que d’autres à la baisse d’activité). Mais le problème de l’endettement à long terme a été aggravé, au point que la France a perdu son classement AAA par l’agence de notation Standard & Poor’s.
Comment traiter cet héritage ? Des leçons peuvent être tirées des pratiques passées, qui dégagent des orientations d’avenir. La dette actuelle résulte d’orientations erronées et obstinément maintenues. Nul ne peut dire que les dangers de son gonflement n’aient pas été signalés, y compris dans Hommes & Libertés quand le groupe Economie, travail et droits de l’Homme jugeait « alarmants » le déficit, la dette et le déficit commercial (lié à la perte de compétitivité de l’appareil productif) résultant d’une politique néfaste. Celle-ci se caractérisait en particulier par une orientation fiscale injuste et inefficace (la loi TEPA de 2007 « en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat » inaugurant significativement une politique qui a privé le budget de l’État de plusieurs dizaines de milliards en cinq ans).
Plus profondément encore, la dégradation de l’économie (et indirectement l’augmentation de la dette) résulte de la disparition de toute politique industrielle et plus largement de toute politique de développement, l’allègement des contraintes réglementaires étant censé, en bonne doctrine libérale, libérer les forces de croissance. On en voit aujourd’hui le résultat. C’est poser le problème fondamental de la politique de formation, de recherche et de développement, ainsi que celle de l’orientation et du financement des investissements productifs (le développement durable méritant mieux qu’une instrumentalisation politicienne et sans continuité).
Enfin, la crise bancaire offrait, à son moment le plus aigu, une occasion propice pour que l’État venant au secours des banques entre à leur capital pour peser sur une affectation de leurs crédits conforme à l’intérêt général. Cette occasion ne fut évidemment pas saisie…
Dans son principe, la dette n’est pas bonne ou mauvaise en soi. C’est de son excès et de sa propension à proliférer, entraînant l’ensemble de l’économie et de la société dans la récession, qu’il faut sortir. Plusieurs choix s’ouvrent alors.
2. Perspectives du traitement de la dette
La Ligue des droits de l’Homme n’est pas un parti politique et n’a pas de programme en matière économique et sociale, pas plus qu’en matière judiciaire, scolaire, de santé, etc. Toutefois, avec le Pacte pour les droits et la citoyenneté, elle a renforcé son engagement pour la défense des droits par des propositions, notamment en matière de droits sociaux et de solidarités.
À nos yeux, dans cette logique, le traitement de la dette ne doit pas constituer l’élément central d’une politique économique. On évoque souvent, à juste titre, le cas de la Grèce où le traitement imposé par les États créanciers (représentés par la « troïka » de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international) se traduit par des conséquences sociales dramatiques tout en s’avérant incapable de résoudre le problème : une baisse aussi brutale des dépenses publiques fait chuter l’activité économique générale, et donc les recettes fiscales. Le cercle vicieux de l’endettement croissant est ainsi accentué par ceux-là mêmes qui prétendent y porter remède. La politique du gouvernement libéral-conservateur britannique de décélération très rapide du déficit public se traduit là-bas aussi par la récession économique et par un démantèlement des services publics (que le gouvernement de M. Tony Blair avait renforcés, notamment pour l’école et la santé).
À l’inverse, on ne peut non plus ignorer le problème de la dette, dont la charge de plus en plus pesante réduit d’autant les marges de manœuvre pour une politique sociale de développement. La question est alors celle du rythme de sa réduction, des sources de financement à mobiliser à cet effet et de l’orientation d’ensemble dans laquelle elle est traitée.
Il est donc indispensable de lier politique de réduction de la dette et politique de croissance. La question a, comme chacun sait, une dimension politique européenne. Le pacte européen de la « règle d’or » limitant les déficits publics est gravement critiquable dans sa rigidité mécanique et dans son traitement politique des budgets nationaux (que devient la démocratie parlementaire si le vote du budget lui échappe ?). Il l’est tout autant s’il ne comprend pas un volet de développement. Encore faut-il préciser le contenu de celui-ci. Certains voudraient profiter de cette crise pour diminuer le coût de la main d’œuvre par la réduction des cotisations de solidarité, et pour affaiblir les protections du droit du travail : c’est prolonger une tendance à la flexibilité (précarité, liquidité de l’emploi) dont on constate déjà l’échec. Une politique plus volontaire et ambitieuse est nécessaire, en intervenant sur les éléments structurels de la compétitivité : la compétence de la main d’œuvre, la recherche scientifique et technique, l’amélioration du système de l’emploi alliant mobilité, sécurisation, formation continue, etc.
3. Les enjeux pour les droits
Ces préoccupations sont celles de la Ligue, quand une politique brutale de désendettement aurait pour conséquence la mise à mal de services publics et de dépenses collectives cruciales pour l’avenir, une accentuation de la dépression macroéconomique, un effet destructeur sur les catégories sociales les plus fragiles, avec leurs conséquences politiques (défiance à l’égard de la démocratie et du système représentatif, renforcement des partis d’extrême droite, etc.).
Les « prélèvements obligatoires » (impôts et cotisations sociales) ne sont ni une spoliation ni une destruction, ils alimentent un vaste circuit de redistribution pour faire fonctionner les équipements et les services collectifs, pour lutter contre les processus de relégation, pour « faire société ». La question n’est pas celle de leur diminution : il s’agit de fixer convenablement le montant et la répartition des contributions entre les catégories sociales, en fonction de l’usage qui en sera fait. On sait que les Français sont soumis à un taux de prélèvements obligatoires pratiquement constant, quel que soit le montant de leurs revenus, à l’exception de la tranche des plus riches qui sont moins sollicités (cf. Camille Landais, Thomas Piketty, Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale, Un impôt sur le revenu pour le XXIème siècle, Le Seuil, 2011) ! Une réforme fiscale introduisant un taux de prélèvement progressif tout au long de l’échelle irait dans le sens de l’efficacité, mais aussi de la justice : les « classes moyennes » n’accepteront de contribuer davantage aux mécanismes de transfert que si les classes les plus aisées le sont en proportion de leurs capacités contributives.
Si les efforts d’amélioration de l’efficacité des services collectifs sont évidemment légitimes (en application du principe de leur mutabilité), plusieurs secteurs apparaissent comme prioritaires quels que soient la rigueur de gestion : l’école, la recherche, la justice (dont l’insuffisance des moyens est notoire), la santé (avec une espérance de vie qui, heureusement, continue d’augmenter), le logement social, etc. L’ambition d’un développement durable, abandonnée en cours de mandat par le précédent président, doit être actualisée, mettant en cohérence les dimensions économique (la croissance, l’emploi, les revenus), sociale (pour une sécurisation des parcours professionnels adéquate à une économie fondée sur les compétences) et environnementale (la croissance verte).
La question de la dette amène ainsi à confirmer une position de fond de la Ligue : même en temps de déficit du budget, la protection et la solidarité ne sont pas un fardeau insupportable, elles demeurent au contraire le socle nécessaire d’un développement économique et social effectif. Cette position ne résulte pas seulement de notre conception générale de l’indivisibilité des droits, elle s’alimente de l’observation des faits à l’échelle internationale. Les pays socialement les moins inégaux, du fait de mécanismes de redistribution puissants, sont aussi les plus compétitifs au plan mondial et ceux où l’IDH (indice de développement humain qui traduit, mieux que le PIB par habitant, le niveau de développement d’un pays) est le plus élevé.
Ces questions sont aujourd’hui parmi les plus pressantes sur le calendrier politique national et européen. Une grande bataille politique est ouverte pour que les décisions prises n’aboutissent pas à l’enferment de certains pays dans des situations d’austérité sans espoir. L’enjeu du choix des dispositions institutionnelles, politiques et financières pour établir les régulations indispensables à une zone de monnaie unique est évidemment considérable. Le groupe de travail continuera d’y réfléchir collectivement, notamment à l’occasion d’une prochaine réunion consacrée au cas exemplaire de la Grèce.