ADDE – Anafé – Fasti – Gisti – La Cimade – LDH – Mom- Saf – Syndicat de la magistrature
INTRODUCTION
Annoncé dès le début du quinquennat, le projet de loi relatif au droit des étrangers en France présenté le 23 juillet 2014 au Conseil des ministres a été inscrit tardivement à l’agenda parlementaire et devrait être discuté à l’Assemblée nationale en mai 2015. Contrairement à la réforme de l’asile, adoptée en décembre 2014 par l’Assemblée nationale, ce projet n’est pas dicté par l’obligation de transposer des directives européennes. S’il n’y avait aucune urgence à légiférer, une fois de plus, en matière de droit des étrangers, on aurait pu s’attendre à ce que ce projet de loi traduise au moins la volonté du gouvernement de prendre en compte les orientations suggérées par le rapport Fekl [1] de 2013 pour « sécuriser les parcours » des personnes étrangères en France. Ce n’est pas le cas. Des trois priorités mises en avant dans ce rapport – renforcer le droit à séjourner des personnes migrantes ayant vocation à vivre en France, améliorer les conditions d’accueil en préfecture, rétablir des modalités équitables de contrôle par le juge de la procédure de rétention administrative – le projet de réforme n’en retient aucune.
Si le rapport Fekl, en recommandant la mise en place d’un titre de séjour pluriannuel, restait bien en deçà des préconisations de nos organisations visant à rétablir la généralisation de la délivrance de la carte de résident de dix ans [2] (seul dispositif susceptible de garantir aux personnes durablement établies en France le droit à y demeurer sans crainte de l’avenir), il indiquait cependant des pistes pour faire reculer la précarisation qui caractérise le statut des étrangères et des étrangers. Elles n’ont pas été suivies.
Les organisations signataires de cette analyse sont unanimes : ce projet de réforme du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) ne marque aucune volonté de rupture avec les réformes précédentes.
Selon le ministère de l’Intérieur, il s’agirait d’un texte « équilibré », visant à stabiliser le séjour des étrangers en France en répondant à certains dysfonctionnements constatés, tout en prévoyant de nouveaux dispositifs pour lutter contre l’immigration dite irrégulière. Mais l’équilibre affiché n’est qu’une façade : l’immigration « autorisée » est maintenue dans une situation administrative précaire qui empêche celles et ceux qu’elle concerne de trouver leur place en France. En conservant l’inversion de la logique d’intégration amorcée depuis 2003 et en créant une nouvelle « usine à gaz » pour la délivrance de titres de séjour pluriannuels à géométrie variable, le projet de loi n’améliore ni la situation des personnes concernées, ni les conditions de leur accueil dans les préfectures. Pire, alors qu’il prétend « stabiliser » la situation des étrangères et des étrangers, il ne prévoit aucune passerelle entre le titre de séjour pluriannuel et le droit au séjour pérenne, permettant, au contraire, à tout moment, la remise en cause et le retrait de ce titre.
De nombreuses dispositions du projet de loi sont consacrées à l’éloignement. Si certaines constituent des réponses au droit de l’Union européenne et à la jurisprudence, la plupart sont au service de l’efficacité des mesures de départ forcé. En effet, la création de procédures accélérées visant à empêcher des catégories ciblées d’exercer efficacement leur droit au recours contre les OQTF, l’instauration d’une interdiction de circulation sur le territoire français pour les ressortissants de l’Union européenne, la mise en place d’un nouveau dispositif d’assignation à résidence qui, sous couvert de faire diminuer le nombre de placements en rétention, vise surtout à améliorer la « productivité » des procédures d’éloignement, le régime spécial maintenu ou aggravé outremer, en dépit des normes européennes et de la jurisprudence, en sont autant d’exemples, tous traités dans cette analyse.
On notera enfin, parmi les innovations, que le projet de loi veut mettre en place un dispositif de contrôle jamais imaginé jusqu’alors en dehors du champ du droit des étrangers, qui permettra aux préfectures de requérir auprès des administrations fiscales, des établissements scolaires, des organismes de sécurité sociale ou encore des fournisseurs d’énergie, de télécommunication et d’accès internet, des informations dans le cadre de l’instruction des demandes de titre de séjour, et de consulter les données détenues par ces organismes. Ce dispositif interroge le respect de la vie privée et de la déontologie professionnelle des travailleurs sociaux.
En revanche, le projet de loi est muet sur une série de questions pourtant cruciales : pas une ligne sur les travailleurs sans papiers, ni sur le retour à une régularisation de plein droit pour les personnes ayant passé de nombreuses années (10 ans) en France, ni sur les parents d’enfants malades, les personnes victimes d’accident du travail ou de maladie professionnelle, ni sur les personnes malades, enfermées ou assignées à résidence… Rien non plus sur les taxes exorbitantes dont doivent s’acquitter les personnes étrangères au moment de la délivrance et du renouvellement de leur titre…
Dans le dernier chapitre de cette analyse, intitulé : « ce dont le projet de loi ne traite pas », nous avons néanmoins choisi de relever les silences les plus graves en termes d’atteintes aux droits. Le projet de loi ne modifie rien au dispositif d’entrée sur le territoire et de maintien en zone d’attente, qui permet l’enfermement des mineurs et ne prévoit pas de recours suspensif contre les mesures de refoulement, laisse en l’état le mécanisme d’intervention du juge des libertés et de la détention pour les personnes placées en centre de rétention administrative (mis à mal par la dernière réforme en 2011 et dont le rapport Fekl estimait qu’il posait de nombreux problèmes de principe et devait être réformé), et ne prend pas suffisamment en considération la situation des personnes étrangères malades ou atteintes d’une maladie professionnelle. Ce projet s’inscrit dès lors dans la continuité d’une politique qui, depuis plus de trente ans, fait prévaloir la suspicion et la répression sur le respect et l’effectivité des droits.
La refonte du dispositif d’accueil : poursuite de l’inversion de la logique d’intégration
Le projet de loi prévoit une refonte du dispositif relatif au « contrat d’accueil et d’intégration » (CAI) imposé aux étrangers et aux étrangères ayant vocation à s’établir durablement en France.
L’idée d’accompagner les nouveaux arrivants pour faciliter leur insertion en France n’est pas forcément mauvaise ; elle le devient quand elle prend la forme « d’une contractualisation » des rapports entre ces personnes et l’État. Ces dernières doivent respecter les obligations du contrat (assiduité aux formations mises en place…), sous peine d’être maintenues dans une situation précaire au regard de leur droit au séjour. Dit autrement, elles sont tenues de montrer des gages d’intégration – prenant par ailleurs des formes et des modalités d’évaluation contestables – pour espérer transformer leur séjour précaire en droit au séjour stable par la délivrance d’une carte de résident. Ce dispositif, issu des lois du 26 novembre 2003 et du 24 juillet 2006 [3], provoque une « inversion de la logique d’intégration » : pour le législateur de 1984 [4], c’est d’abord la garantie de stabilité du séjour qui était de nature à faciliter l’insertion.
Pourtant critiquée par la gauche parlementaire lors des votes des projets de loi Sarkozy de 2003 et 2006, la mise en place du CAI – puis des dispositifs préparatoires au CAI dans le pays de départ avec la loi Hortefeux [5] – n’est aucunement remise en cause dans le projet de loi. Bien au contraire, ce texte renforce l’articulation entre le suivi et le respect du contrat d’une part, et le droit de séjourner de façon stable d’autre part. L’accompagnement proposé devrait être facultatif, et ne saurait être lié à la délivrance d’une carte pérenne.
La carte de séjour pluriannuelle : loin de mettre fin à la précarité
L’exposé des motifs du projet de loi présente comme une avancée un mécanisme de progressivité des titres de séjour qui serait de nature à mettre un terme à la précarisation du droit au séjour. Le point d’orgue de ce mécanisme serait la création du titre pluriannuel (en fait sa généralisation, ce titre étant déjà prévu dans le cadre du statut « étudiant »).
Une durée variable selon les catégories de titulaires potentiels
La carte dite pluriannuelle a une durée modulable selon la catégorie juridique en cause. Sa durée est de quatre ans, mais de deux ans seulement pour les conjoint-e-s de Français-e-s, les parents d’enfant français et les personnes ayant des liens personnels et familiaux en France. Pour les étudiants, la carte délivrée est de la durée des études. Pour les étranger-ère-s malades, elle est « de la durée prévisible des soins »… Pour changer de statut il faudra demander une carte d’un an et ce n’est qu’à l’expiration de cette carte qu’il sera possible de prétendre à un titre pluriannuel. Par ailleurs, la préfecture pourra contrôler le droit au séjour et retirer le titre pluriannuel à tout moment.
Une nouvelle usine à gaz
Du fait de cette multiplicité de situations, le dispositif s’avère extrêmement complexe et va même à l’encontre d’un des objectifs affichés par le gouvernement qui prétend, avec la généralisation du titre pluriannuel, rationaliser les démarches administratives et diminuer le nombre de passages en préfecture.
Pas de passage automatique à une carte de résident
Contrairement à ce que laisse penser la communication du ministre de l’Intérieur selon laquelle « à l’issue de cette carte [pluriannuelle] l’étranger aura accès à une carte de résident » [6], il n’est prévu, pour aucune catégorie, de passage automatique à la carte de résident : les conditions de délivrance de celle-ci ne sont pas modifiées par la loi. Autrement dit le titre pluriannuel ne règle pas le problème de la précarisation du séjour. À cet égard, le projet se montre beaucoup moins ambitieux que le « rapport Fekl » [7] (même si ce dernier ne promeut pas la carte de résident).
Plutôt que de créer un nouveau titre, il eut été plus pertinent de revenir à la délivrance « de plein droit » de la carte de résident pour les catégories de migrants et de migrantes ayant vocation à vivre en France (et ayant ainsi déjà acquis le droit d’y séjourner). Seule la possession de cette carte est en mesure d’apporter à son titulaire la sécurité du séjour propice à une intégration réussie.
L’immigration choisie, toujours prônée
Pour les étudiants, des apports bien minimes
S’agissant des étudiants, le projet n’est guère plus novateur. Il n’est prévu qu’une seule réforme, bien mince : celle de l’institution du titre de séjour pluriannuel. Mais, outre que cette délivrance n’est possible que pour les étrangers-ères ayant déjà séjourné pour une durée d’un an en France, la durée de validité du titre sera « égale au cycle d’études dans lequel est inscrit l’étudiant ». De ce fait, et à l’exception éventuelle des doctorant-e-s, un titre pluriannuel délivré à un-e étudiant-e étranger-ère ne pourra jamais dépasser une durée de deux ans.
Par ailleurs, le titre pluriannuel n’empêchera pas l’organisation de contrôles réguliers, pour vérifier assiduité et réussite aux examens durant l’année scolaire.
Le « passeport talent », censé attirer « les meilleur-e-s
Exit la carte « compétences et talents », le projet de loi propose « le passeport talent » : il s’agit une fois de plus de partir d’un constat, la France n’attire plus, pour proposer un nouveau dispositif censé attirer les meilleur-e-s. Le texte innove peu et se situe dans la continuité de ce qui est en place depuis une quinzaine d’années [8]. Ces titres de séjour seront délivrés au compte-goutte et relèvent d’une approche de l’immigration (« l’utilitarisme migratoire ») qui a été vivement discutée à l’occasion de la loi Sarkozy II de juillet 2006 [9].
Les cartes liées à une activité professionnelle : une régression importante dans la délivrance des cartes « salarié »
Le projet de loi opère la fusion de plusieurs titres de séjour pour les activités non salariées sous un seul titre « entrepreneur/profession libérale » ; il faudra être attentif aux conditions concrètes de délivrance de ce titre.
S’agissant des cartes mention « salarié », le projet de loi limite leur délivrance aux titulaires d’un CDI ; c’est une régression qui précarise considérablement le titulaire d’un CDD égal ou supérieur à un an.
L’éloignement : un contentieux encore plus complexe, un affaiblissement des garanties
De nouvelles catégories d’obligation de quitter le territoire (OQTF)
Le projet de loi crée une nouvelle obligation de quitter le territoire, spécifique aux demandeurs d’asile déboutés. La logique qui sous-tend le projet est d’accélérer le traitement de la situation des déboutés de l’asile, afin d’éviter qu’ils ne restent en France, mais les demandeurs d’asile déboutés se retrouvent ainsi privés de fait de l’examen de leur situation personnelle pouvant éventuellement leur ouvrir un droit au séjour.
Le texte met également en place une procédure spécifique (délais de recours, délais pour statuer) pour quatre catégories d’obligations de quitter le territoire (OQTF) : les personnes s’étant vu refuser l’asile ou la protection subsidiaire par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), et celles n’ayant pas sollicité la délivrance ou le renouvellement d’un titre de séjour n’ont plus que sept jours pour contester la mesure d’éloignement qui les frappe et leur recours sera examiné dans un délai d’un mois, par une formation à juge unique, sans conclusions d’un rapporteur public. Ce nouveau délai dérogatoire au droit commun a pour seul but d’accélérer le traitement des mesures d’éloignement au mépris du droit à un recours effectif. Ces mesures, qui risquent de concerner beaucoup d’étrangers, complexifient encore le contentieux de l’éloignement et font de l’accès au droit, de l’accès au juge une chimère pour les étrangers.
Possibilité de refus de délai de départ volontaire, et automaticité de l’interdiction de retour
Est aussi instaurée une interdiction de retour automatique pour toute personne faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire sans délai de départ volontaire ou n’ayant pas respecté le délai préalablement octroyé. Si la directive « retour » impose l’automaticité de l’interdiction de retour dans ces hypothèses, elle formule par ailleurs une liste d’éléments dont l’administration doit tenir compte pour priver l’étranger d’un délai de départ « volontaire » (préservation de l’unité familiale, besoin de soins médicaux, droit à l’éducation des mineurs, cas particuliers des personnes vulnérables…). Le projet de loi n’en fait aucune mention. À cet égard, la notion de « risque de fuite », qui peut justifier l’absence de délai accordé pour partir, ne correspond pas aux critères définis par la directive « retour ».
Enfin, aucune exception n’est prévue lorsque la personne ne respecte pas le délai de départ volontaire, ce qui revient à sanctionner tout étranger sous le coup d’une obligation de quitter le territoire avec délai de départ qui souhaiterait contester cette décision devant le tribunal administratif.
L’éloignement des ressortissants de l’Union européenne : l’interdiction de circuler sur le territoire français
Le projet de loi propose d’insérer dans le Ceseda une nouvelle disposition, qui prévoit la possibilité d’assortir l’obligation de quitter le territoire français frappant un-e ressortissant-e de l’Union européenne « d’une interdiction de circulation sur le territoire français d’une durée maximale de trois ans ». Elle serait prononcée soit quand la personne a abusé de son droit de circuler, soit quand elle constitue une menace « réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société française ».
Cette mesure n’aurait pas été pensée « pour les Roms », selon le ministère de l’Intérieur. Si la France devait adopter une telle mesure d’interdiction de circuler, elle serait à « l’avant-garde » de l’Union européenne, aucun autre État membre ne l’ayant pour l’heure prévue. Il s’agirait ainsi de l’atteinte maximale portée à l’exercice d’un droit qualifié tant par la Cour de justice de l’Union européenne que par le Parlement européen de « liberté fondamentale », ne pouvant être limitée que de manière restrictive.
Le gouvernement français se place ainsi dans la continuité des politiques restrictives appliquées aux droits des citoyens de l’Union. Après la loi du 16 juin 2011 [10] et l’introduction, dans le droit interne, de la notion de « l’abus de droit », des citoyen-ne-s de l’Union pourront, si le projet de loi est adopté, être éloigné-e-s et interdit-e-s de circulation sur le territoire français s’ils ou elles ont été considéré-e-s comme ayant abusé de leur droit de circulation ou comme une menace pour l’ordre public, menace qui doit être « réelle, actuelle et suffisamment grave portant atteinte à un intérêt fondamental de la société ».
L’assignation à résidence : une fausse « alternative à la rétention »
L’objectif affiché par le gouvernement consisterait à mettre la législation française en conformité avec la directive « retour » [11], qui prévoit que la rétention ne devrait être utilisée qu’en dernier recours, en faisant de l’assignation à résidence (AAR) le principe et de la rétention l’exception.
Cette présentation vertueuse pourrait faire croire qu’il s’agit d’augmenter le nombre d’AAR pour faire diminuer d’autant le nombre de rétentions, et de privilégier ainsi une voie moins coercitive. L’examen attentif des dispositions du projet de loi et de l’étude d’impact [12] montre que la démarche est tout autre [13].
Tout démontre en réalité que l’objectif est bien celui d’une amélioration de la « productivité » des procédures d’éloignement et ce, quelles que soient les mesures de contrainte – rétention ou AAR – mises en œuvre pour y parvenir. Pour éloigner « plus et mieux », c’est à dire en diminuant « les charges vaines résultant du pourcentage des procédures engagées et non exécutées » selon les termes de l’étude d’impact, le projet de loi agit dans deux directions.
Il s’agit tout d’abord d’offrir aux préfectures le maximum de souplesse dans l’utilisation des différentes mesures de contrainte qui sont à leur disposition, en facilitant le choix de l’une ou de l’autre en fonction de la situation et des contraintes de chaque préfecture, mais également en élargissant le champ de l’AAR et en facilitant le passage de l’AAR à la rétention et vice versa.
Il s’agit ensuite de préciser et renforcer le régime de l’AAR, non pas pour accroître les garanties accordées aux personnes qui en font l’objet, mais pour l’enrichir de dispositions qui permettent à l’administration d’user d’un niveau de contrainte similaire à celui qu’offre la rétention. L’étude d’impact consacre en effet de longs développements à la description d’une administration désarmée face à l’inertie et au manque de coopération des personnes assignées à résidence : le développement de cette mesure n’est en conséquence envisagé que si elle est assortie des moyens nécessaires pour contrôler à tout moment – voire contraindre – la personne assignée. Une seconde série de dispositions tend ainsi à renforcer le contrôle des personnes faisant l’objet d’une AAR de telle sorte que la mobilisation de cette mesure aboutisse à un taux de reconduite équivalent à celui que permet la rétention. Les policiers auront le pouvoir d’organiser des rendez-vous dans les consulats pour obtenir les documents nécessaires aux expulsions, et d’y escorter de force les personnes qui ne souhaiteraient pas s’y rendre. Le non respect des conditions de l’assignation sera passible de trois ans d’emprisonnement. Pour sauver les apparences, la mesure la plus coercitive – l’interpellation de la personne assignée à son domicile – devra être autorisée par le juge des libertés et de la détention (JLD), mais dans des conditions qui feront de lui un simple alibi et qui ne permettront aucune contestation.
Les différentes mesures de contraintes pourront s’enchaîner durant des mois, voire des années, en entretenant la plus grande des précarités, sans aucun droit au travail et avec le stress incessant du risque d’être expulsé. Une personne pourra ainsi être assignée d’abord 90 jours, puis placée en rétention 45 jours, puis assignée durant un an voire davantage, pour retourner ensuite en rétention. Aucune limite n’est fixée à l’enchaînement de ces mesures.
Les dispositions spécifiques à l’outre-mer : un infra-droit malgré les normes européennes et la jurisprudence
Toutes les lois relatives au droit des étrangers en France ont successivement fait perdurer ou étendu le champ d’un régime d’exception en outre-mer, qui prévoit une protection juridique au rabais comparée à celle applicable en métropole [14].
Ainsi, alors que le Ceseda s’applique dans les départements d’outre-mer (DOM), des dérogations sont prévues dans ces territoires afin de limiter les possibilités d’accès au juge des étrangers-ères sous le coup d’une mesure d’éloignement, de doter les forces de l’ordre de moyens spéciaux pour les interpeller et dissuader celles et ceux qui les aident. Ces dérogations existantes expliquent à Mayotte, en Guyane et en Guadeloupe, des scores exceptionnels en nombre de « retours contraints » hors de l’Union européenne [15].
Le projet de loi reprend, voire étend le champ de ces exceptions, d’une part, et introduit quelques garanties qui ne peuvent satisfaire, d’autre part.
Mayotte : une ordonnance honteuse qui ne peut être ratifiée
L’ordonnance n° 2014-464 du 7 mai 2014 portant extension et adaptation à Mayotte du Ceseda prévoit des exceptions majeures susceptibles de porter atteinte à de nombreux droits fondamentaux [16]. Elle ne doit donc pas être ratifiée sans un examen approfondi par les parlementaires.
Recours contre les mesures d’éloignement : face au droit européen, l’esquive française
Dans cinq territoires ultramarins, l’éloignement peut être mis en œuvre avant tout accès au juge [17]. Déjà condamnée une fois par la cour européenne des droits de l’Homme [18] ; la France risque de l’être à nouveau. Pour parer à ce risque, le projet de loi prévoit qu’un référé-liberté pourrait suspendre l’exécution de l’éloignement jusqu’à ce que le juge ait rendu sa décision. Mais dans ce cas rien ne garantirait l’accès à un un recours effectif pour celles et ceux qui, notamment à Mayotte, sont éloignés si vite qu’il est presque impossible de déposer un référé à temps ; ou qui, en Guyane, déposent un référé-suspension et sont éloignés avant la décision du juge.. Par ailleurs, ce recours n’est approprié qu’aux seules situations de violations des droits les plus extrêmes tels que les risques pour la vie en cas d’éloignement.
Une avancée en trompe l’œil qui ne tromperait sans doute pas la cour européenne.
Harmonisation des contrôles policiers : à la Martinique comme dans les autres DOM d’Amérique
La police est déjà dotée de pouvoirs dérogatoires dans la majeure partie de ces cinq territoires puisqu’elle peut procéder à un contrôle d’identité sans réquisition du procureur de la République mais aussi effectuer une visite sommaire de véhicules collectifs pour vérifier la situation administrative des étrangers-ères avec l’accord du conducteur ou, à défaut, sur instruction du procureur.
Au lieu de supprimer ces procédures dérogatoires, une extension à la Martinique est prévue, dans une zone qui couvre la très grande majorité de cette île et alors même que ce département français est peu concerné par l’immigration.
Neutralisation ou destruction de moyens de transport de migrants
Le procureur de la République peut ordonner la destruction de bateaux sur les fleuves guyanais et au large de Mayotte ou l’immobilisation de véhicules terrestres ou d’aéronefs en Guadeloupe et en Guyane, lorsque ces moyens de transport ont contribué à l’entrée ou au séjour irrégulier de migrants.
L’actuel dispositif encourt une censure par le Conseil constitutionnel à défaut de voies de recours accessibles au pilote ou au propriétaire du véhicule. Pour y remédier, le projet de loi prévoit que ces personnes disposent de 48 heures pour contester la destruction, le recours étant alors suspensif. On voit mal comment ce dispositif serait effectif, notamment à Mayotte où de nombreux « kwassas » interceptés en mer sont systématiquement détruits.
Des échanges d’informations généralisés entre administrations et des possibilités de requêtes même auprès d’entreprises privées
L’article 25 du projet de loi prévoit pour les personnes étrangères l’échange généralisé d’informations détenues par des administrations ou entreprises publiques et privées sur la base d’une liste limitative (mais longue…).
Les préfectures pourront, dans le cadre de l’instruction des demandes de titre de séjour, requérir des informations auprès des administrations fiscales, des établissements scolaires, des organismes de sécurité sociale ou encore des fournisseurs d’énergie, de télécommunication et d’accès internet. Elles pourront aussi consulter les données détenues par ces mêmes organismes.
Le projet de loi met ainsi en place un dispositif de contrôle jamais imaginé jusqu’alors en dehors du droit des étrangers, interrogeant le respect de la vie privée et de la déontologie professionnelle des travailleurs sociaux, des établissements de soins, des enseignants, des personnels des Impôts, ou encore des agents de Pôle Emploi.
Le texte parle des documents et informations « strictement nécessaires au contrôle de la sincérité et de l’exactitude des déclarations souscrites ou de l’authenticité des pièces produites en vue de l’attribution d’un droit au séjour ou de sa vérification ». Contrairement à ce qui est prétendu, la formule peut donner lieu à des investigations poussées dont le bornage est bien difficile à tracer.
Si elle devait être adoptée, cette mesure ne manquerait pas d’entraîner, en plus d’un alourdissement des procédures (et son lot de tracasseries administratives), des retraits de titre ou des refus de délivrance, sans oublier le risque que les personnes se détournent de certains services.
L’article 25 se révèle, pour toutes ces raisons, redoutable.
Ce dont le projet de loi ne traite pas…
Pas une seule ligne dans le projet de loi sur les travailleurs sans papiers, malgré les importantes mobilisations de ces dernières années qui semblent ne pas mériter mieux que des critères complexes listés dans une circulaire et appliqués à la totale discrétion du préfet.
Pas une ligne non plus sur le retour à une régularisation de plein droit pour les personnes ayant passé de nombreuses années (10 ans) en France, y ayant construit leur vie privée, travaillé et consommé.
Rien non plus sur les taxes exorbitantes dont doivent s’affranchir les personnes étrangères au moment de la délivrance et du renouvellement de leur titre
Parmi les silences les plus préoccupants du projet de loi, on retiendra :
L’entrée sur le territoire : un dispositif passé sous silence
– Les zones d’attente « sac à dos » : un dispositif inchangé
– Les mineurs étrangers toujours enfermés aux frontières françaises
– L’absence de recours suspensif et effectif garanti à l’ensemble des personnes maintenues
– L’absence de permanence d’avocats gratuite en zone d’attente
– Un contrôle du Juge des Libertés et de la Détention (JLD) loin d’être systématique
– La nécessité de demander explicitement à bénéficier du « jour franc »
– Le projet de délocalisation des audiences toujours d’actualité
Les personnes étrangères malades : en manque de protection [19]
Les personnes étrangères malades constituent une population vulnérable, au statut particulièrement précaire du fait de pratiques restrictives et de législations insuffisamment protectrices. Notamment : – En contradiction avec l’intérêt supérieur de l’enfant protégé par l’article 3-1 de la Convention internationale des droits de l’Enfant, les enfants étrangers malades et leurs parents souffrent de l’extrême précarité du titre de séjour remis à un seul des deux parents, sous forme d’autorisation provisoire de séjour sans autorisation de travail.
– Les travailleurs victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle sont condamnés à vivre en séjour irrégulier pendant les longs mois de la procédure de reconnaissance de leur taux d’incapacité.
– Aucune disposition législative ni réglementaire n’organise le dispositif de protection contre l’éloignement des personnes malades enfermées ou assignées à résidence, ce qui engendre des violations importantes des droits de ces personnes.
Articulation inchangée entre les interventions du juge administratif et du JLD
La loi « Besson » du 16 juin 2011 a porté de 48 heures à cinq jours le délai imparti au préfet pour saisir le juge des libertés et de la détention (JLD) qui autorisera le maintien de l’étranger-ère dans le centre de rétention administrative dans lequel il ou elle a été placé-e dans l’attente de son éloignement.
Cette extension du délai de saisine du JLD avait, à l’époque, suscité de vives critiques de l’opposition parlementaire. De son côté, le rapport Fekl [20], qui se donnait pour objectif de « réaffirmer les exigences de l’État de droit » dans la mise en œuvre des procédures d’éloignement, estimait que « la réforme de 2011 pose de nombreux problèmes de principe qui interdisent le maintien en l’état du droit positif. » L’auteur du rapport constatait que, du fait du report à cinq jours du délai pour saisir le JLD, « la part des ressortissants étrangers éloignés sans que leur situation ait été examinée par un juge, de quelque ordre que ce soit, apparaît ainsi bien trop élevée ». Il en concluait que « la remise en place d’un contrôle par le juge des conditions de privation de liberté des ressortissants étrangers en situation irrégulière est nécessaire tant pour des raisons de principe qu’afin de supprimer le risque existant aujourd’hui de condamnation de la France par les juridictions européennes. » Il formulait donc ainsi sa proposition n°18 : « Remettre en place un contrôle juridictionnel effectif des conditions de privation de la liberté individuelle dans un délai très bref après le début de la rétention. »
Pourtant, aucune disposition de cette nature n’apparaît dans le projet de loi. Au contraire, il a été expurgé d’une disposition qui figurait dans l’avant projet, attribuant exclusivement compétence au juge administratif – lequel peut être saisi dans les 48 heures suivant le placement en rétention – pour apprécier la régularité de l’interpellation, de la retenue ou de la garde à vue de l’étranger-ère « lorsque ces mesures ont immédiatement précédé la décision de placement en rétention ».
Ainsi, la décision de réunir la quasi-totalité du contentieux de la rétention dans les mains d’un juge qui peut être saisi dans les 48 heures a fait long feu. Sans doute la constitutionnalité de cette disposition – très différente de celles que préconisait le rapport Fekl – n’allait-elle pas de soi et sa pertinence pouvait-elle paraître discutable. Toujours est-il qu’en supprimant purement et simplement cette nouvelle disposition dans le projet de loi – et en laissant inchangé le délai de cinq jours imparti à l’administration pour saisir le JLD – le gouvernement a renoncé à accélérer le contrôle juridictionnel des rétentions. Il fait donc le choix de voir perdurer la multiplication des reconduites à la frontière qui se déroulent hors la vue du juge institué gardien de la liberté et, ce faisant, il passe par pertes et profits les « exigences de l’État de droit ».
Notes
[1] « Sécuriser les parcours des ressortissants étrangers en France », rapport du député Mathias Fekl, en mission auprès du ministre de l’Intérieur, mars 2013.
[2] Voir la campagne Rendez-nous la carte de résident ! www.cartederesident.org/
[3] Loi n° 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité et Loi n° 2006-911 du 24 juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration.
[4] Loi du 17 juillet 1984, créant un titre unique de séjour et de travail pour les étrangers – lire « 1984 : une réforme improbable » sur le site du Gisti.
[5] Loi n° 2007-1631 du 20 novembre 2007 relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile.
[6] Dossier de presse du ministère de l’Intérieur, juillet 2014
[7] « Sécuriser les parcours des ressortissants étrangers en France », Rapport au Premier ministre, 14 mai 2013, Matthias Fekl.
[8] Notamment depuis la loi Chevènement (Loi n°98-349 du 11 mai 1998 relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile).
[9] Loi n° 2006-911 du 24 juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration.
[10] Loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité.
[11] Directive 2008/115/CE du parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier.
[12] Voir le dossier législatif
[13] L’objectif global ainsi décrit et mis en perspective est crûment confirmé par la lecture de l’étude d’impact (p. 60 à 66) et notamment des développements consacrés aux impacts juridiques et contentieux (p. 84 et 85) et, surtout, à l’impact budgétaire de la réforme (p. 86). Cet objectif « productiviste » – qui n’a rien à voir avec les considérations humanitaires avancées pour présenter le développement de l’AAR – se déduit également de l’examen de chacune des dispositions du projet de loi relatives à cette mesure de contrainte plutôt complémentaire qu’alternative à la rétention.
[14] Voir : Gisti, La Cimade, Mom, Régimes d’exception pour les personnes étrangères en outre-mer, coll. Cahiers juridiques du Gisti, 2012.
[15] Ainsi, en 2013 : Métropole – 4 676 / Guadeloupe Saint-Martin – 529 / Guyane – 6 824 / Mayotte – 11 821 / Martinique – 344 / Réunion – 74 (statistiques du ministère de l’intérieur : chiffres métropolitains excluant les retours aidés et les départs forcés vers l’UE ; document DLPAJ/SDCJC/n°17/GL/n°2014-663 du 16 juillet 2014 pour l’outre-mer).
[16] Voir : une analyse de Mom et des requêtes interassociatives en vue de l’annulation de ces dispositifs, un cahier juridique du Gisti (janvier 2015) et une version du Ceseda faisant apparaître ces mesures dérogatoires.
[17] En violation flagrante du droit à un recours effectif garanti par la convention européenne des droits de l’Homme.
[18] CourEDH, 13 décembre 2012, n° 22689/07, de Souza Ribeiro c/ France.
[19] Sur ce sujet, cf Observatoire du droit à la santé des étrangers (ODSE), « Les personnes étrangères malades et leurs proches ont le droit de vivre dignement en France », janvier 2015.
[20] « Sécuriser les parcours des ressortissants étrangers en France », rapport du député Mathias Fekl, en mission auprès du ministre de l’Intérieur, mars 2013.