Jacques Chirac a affirmé le 4 janvier, lors de ses vœux de la presse, que l’article 4 de la loi mentionnant le “ rôle positif ” de la colonisation, qui “ divise les Français ”, devait “ être réécrit ” et que le président de l’Assemblée nationale Jean-Louis Debré, chargé d’une mission sur cette question, présenterait une proposition de loi “ qui rassemble et apaise les esprits ”.
Pour se tirer d’un mauvais pas, va-t-on se diriger vers une solution qui cherche à ménager la chèvre et le chou ? Ce que demandent les historiens et enseignants qui ont protesté contre cet article, c’est son abrogation. Et ils s’inquiètent de la mise en œuvre demandée par le président de la République d’une “ Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie et des combats d’Afrique du Nord ” prévue par son article 3 qui mettrait la recherche sous tutelle.
Claude Liauzu, professeur émérite, université Denis Diderot, Paris 7
et Gilles Manceron, historien et vice-président de la LDH
le 4 janvier 2006
[Le texte qui suit a été écrit avant la déclaration présidentielle par ses vingt-trois signataires]
La mission chargée par le président de la République d’évaluer l’action du parlement dans les domaines de la mémoire et de l’histoire entendra-t-elle les préoccupations des historiens ? Le risque est grand qu’elle soit dominée par des enjeux qui n’ont rien à voir avec la recherche et l’enseignement, qu’une fois de plus l’abrogation de l’article 4 de la loi du 23 février imposant d’enseigner “ le rôle positif ” de la colonisation soit refusée. La confusion qui s’instaure, l’amalgame entre des lois qui, toutes, posent problème aux historiens, qui risquent de peser sur leur liberté, mais qui n’ont ni le même contenu, ni les mêmes finalités, et risquent de provoquer des incompréhensions dans l’opinion appellent une prise de position claire.
Il faut rappeler avec force la nécessité d’une indépendance de l’historien, qui est une conquête de la démocratie, et la différence entre l’histoire et les mémoires, la mémoire officielle et les mémoires sociales. Cette indépendance est la condition d’existence d’une discipline qui doit prendre ses distances par rapport à la société, obéir à des règles de méthode critique qui sont le garant de son caractère scientifique. Ni le politique ni le juge ni les médias n’ont autorité pour trancher sur la connaissance du passé. L’historien n’a pas la tâche de juger le passé, mais de le rapporter, puis de l’expliquer et de l’interpréter. Il doit respecter les réalités attestées par des sources, mais il les interprète librement dans le respect des règles de son métier et dans le cadre des débats contradictoires d’ordre scientifique. L’histoire est aussi une science sociale, une science de sa société, dans sa société, et son domaine est le rapport entre présent et passé, dont les mémoires sont une donnée, même pour le passé le plus éloigné. Sa spécificité fait qu’elle doit s’interroger aussi sur sa fonction sociale et donc sur le fait que les questions qu’elle pose et ses réponses sont liées au monde.
Les historiens professionnels ne sont pas seuls à être concernés par le passé, et ils n’en ont pas la propriété. Ils sont confrontés à l’existence de groupes dominés et ils ne peuvent ignorer que leur discipline a servi et sert très souvent de justification aux dominants. Marc Bloch, en 1940, assuré que les historiens avaient été de “ bons artisans ”, s’inquiétait aussi de savoir s’ils avaient été “ d’assez bons citoyens ”.
La traite et l’esclavage des Noirs, le génocide des Arméniens, le génocide des Juifs, ne sont pas assimilables au malheur des Européens d’Algérie et à celui des harkis. La loi du 23 février, à la différence des autres, priverait de tout passé une partie de la population française qui ne peut pas se reconnaître dans cette déformation de l’histoire, encouragerait des réactions identitaires xénophobes et communautaristes. L’article 3 de cette loi menace la recherche en créant une “ Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie et des combats d’Afrique du Nord ”, où le poids de l’Etat et celui des lobbies nostalgiques de l’Algérie française risquent d’être lourd. Parce qu’elle ne demande pas plus d’enseignement de la colonisation – ce qui eut été légitime – mais donne une interprétation officielle de cette partie de notre histoire nationale, elle menace dans son article 4 notre métier et notre fonction. La condition des enseignants des écoles, collèges et lycées – en charge de tâches difficiles de transmission du passé – n’est pas celle des universitaires, ils ne bénéficient pas de leurs franchises, ni d’un statut qui les protège de sanctions ; ils sont particulièrement concernés.
La liberté que nous exigeons doit s’accompagner d’une critique des conservatismes et du corporatisme qui ne doit épargner aucune collectivité. La marginalité actuelle des migrations, de l’esclavage et de la colonisation, de l’histoire du genre dans l’enseignement et dans l’école historique française engage la responsabilité du métier.
Ces enjeux, la liberté et les fonctions de l’histoire nécessitent des initiatives : nous rappelons l’urgence de l’abrogation de l’article 4 de cette loi, nous appelons à un débat collectif de la profession sur le devenir de notre discipline.
Signataires :
Hélène d’Almeida-Topor, professeur émérite, université Paris 1
Jean Baubérot, directeur d’études à l’EPHE
Esther Benbassa, directrice d’études à l’EPHE
Alban Bensa, directeur d’études à l’EHESS
Jean-Pierre Chrétien, directeur de recherches, CNRS
Fanny Colonna, directrice de recherches, CNRS
Alice Conklin, University of Ohio
Myriam Cottias, chercheuse, CNRS
Georges Dupon-Lahitte, universitaire, président de la FCPE
Marcel Dorigny, professeur, université Paris 8
Mohammed Harbi , professeur émérite, université Paris 8
Jean Jamin, directeur d’études à l’EHESS, directeur de la revue L’Homme
Claude Liauzu, professeur émérite, université Denis Diderot, Paris 7
Patricia Lorcin, University of Minnesota
Gilles Manceron, historien et vice-président de la LDH
Gilbert Meynier, professeur émérite, université de Nancy 2
Pap Ndiaye, directeur d’études à l’EHESS
Gérard Noiriel, directeur d’études EHESS
Jean-Marc Régnault, université de Polynésie française
Frédéric Régent, université des Antilles-Guyane
Michèle Riot-Sarcey, professeur, université Paris 8
Jean-Pierre Sainton, maître de conférences, université des Antilles -Guyane
Patrick Weil, directeur de recherches CNRS