Tribune publiée dans le Monde du 6 décembre
La France connaît aujourd’hui, à travers la formation de groupes s’affirmant les « descendants » et les « héritiers » d’épisodes historiques douloureux – l’esclavage et la colonisation -, une situation en grande partie nouvelle. Ces groupes cherchent à revenir sur une généalogie historique souvent occultée et, ainsi, à redonner une signification à leurs origines, un enracinement à leur histoire et, sans doute, un sens à leur présence au sein de la nation française.
Cette démarche identitaire n’a en soi rien d’exceptionnel, et on l’observe dans beaucoup d’autres pays occidentaux. Mais elle s’exprime aujourd’hui en France avec une grande virulence. Celle-ci renvoie à la face sombre de l’universalisme républicain, résistant toujours à reconnaître la longue histoire d’un racisme d’Etat qui s’est développé durant la période coloniale sous les atours de la « mission civilisatrice ». Dans la France postcoloniale, l’incapacité de l’Etat à lutter efficacement contre les discriminations raciales, qui depuis des décennies empoisonnent la vie de millions de Français issus des anciennes colonies ou d’autres pays du Sud, témoigne en même temps du déni de cette histoire. C’est la conscience, parfois confuse, de cette filiation qu’ont cherché à exprimer des groupes très divers qui ne supportent plus l’indifférence des élites face à l’interminable relégation sociale dont témoigne la pérennisation des cités-ghettos, le « chômage ethnique », la mobilisation policière dans les contrôles au faciès, etc.
Dans ses grandes lignes, ce constat nous paraît très largement fondé. Mais nous voulons souligner ici que ce constat ne saurait en rester au stade de la révolte, de l’émotion et de la confusion qui l’accompagne souvent. Car le risque serait grand alors d’aboutir aux pires dérives. Des dérives que l’on peut admettre et que l’on ne peut taire, et qui sont déjà là, comme on peut les lire sur maints forums d’Internet, où les escalades verbales tiennent trop souvent lieu d’analyse politique.
Nous voulons parler des assimilations absurdes des révoltes des banlieues à l’Intifada palestinienne, de certains dérapages de la légitime solidarité avec la lutte du peuple palestinien vers l’affirmation d’un prétendu « antisionisme » qui cache mal parfois un réel antisémitisme, le « lobby juif » devenant le principal responsable de tous les mots de la terre. L’invocation incantatoire de cette solidarité sert en effet trop facilement le flambeau pour magnifier une révolte, par ailleurs pleinement fondée, contre un processus discriminatoire postcolonial dont les racines comme les causes actuelles n’ont rigoureusement rien à voir avec le conflit israélo-palestinien.
Une variante à nos yeux particulièrement dangereuse de ce fourvoiement se retrouve dans les discours inacceptables de l’humoriste Dieudonné, dont l’audience pouvait jusqu’alors paraître circonscrite, mais qui semble dépasser désormais les frontières étroites du noyau proche qui le soutenait. Par glissements successifs, ce qui au départ était une revendication fondée de la mémoire de l’esclavage tend à devenir une machine infernale à énoncer des idées antisémites. La matrice en est – comme toujours – l’idée du « complot juif ». Dans cette perspective, tout est bon, y compris les falsifications les plus grossières de la vérité historique. Le ressassement, par exemple, du fait que des « juifs » auraient été au centre ou auraient joué un rôle prédominant dans la traite transatlantique. Cette polémique, issue pour partie de mouvements radicaux tels que Nation of Islam de Louis Farrakhan et de certains secteurs des African Studies, a duré plus de dix ans aux Etats-Unis, et elle a été tranchée depuis, les études les plus sérieuses démontrant, sans aucune ambiguïté, que les juifs n’avaient joué globalement qu’un rôle marginal dans la traite.
Dieudonné rappelle sans cesse que la participation supposée des « juifs » à la traite leur aurait permis de fonder des « banques ». Le pouvoir, aux origines monstrueuses, des « juifs » se poursuivrait donc aujourd’hui par leur puissance financière ou leur omniprésence dans les médias. Là encore, c’est la reprise d’un thème nauséabond, répété sans discontinuité depuis le XIXe siècle par les groupes politiques et les publicistes, à la racine des catastrophes que l’on sait.
La matrice antisémite est donc là, avec son centre paranoïaque. Les dangers d’une telle dérive sont évidents. L’antisémitisme paranoïaque a des effets potentiellement dévastateurs parce qu’il offre une explication « totale » de l’histoire : tout proviendrait de la suprématie des « juifs ». La force d’agrégation d’une telle « idéologie » est donc potentiellement immense. Elle dévoie, dans le cas présent, le sentiment spontanément partagé par nombre de Français issus des immigrations coloniales – encouragés de surcroît à se percevoir en « communautés », noire ou arabe, par le discours politique et médiatique dominant – d’être les victimes et les « boucs émissaires » de l’histoire, soumis au racisme. Et, dès lors, le bouc émissaire juif devient la cible racisée, en miroir du Noir esclave d’hier ou de l’« indigène » de la IIIe République. Processus vertigineux, et totalement incontrôlable : lorsque la machine à produire des énoncés antisémites est enclenchée, elle se nourrit de son propre discours. Elle suit, toujours, un trajet cumulatif de radicalisation vers le pire.