16 juillet 2004 : Agir ensemble contre le racisme

L’agression du RER D, ce pourrait être le titre d’un roman policier, ce n’est, si j’ose dire, que le révélateur de nos errements. Que cette détestable affaire soit au moins l’occasion d’en tirer quelques enseignements. L’indignation était-elle justifiée ? Par évidence oui. Les faits portés à la connaissance de tous étaient, par eux-mêmes, révulsants. Il en est autrement du contenu des réactions des uns et des autres. Taisons les noms, ce sera moins cruel, mais relevons les propos. Les comparaisons avecla Seconde Guerre mondiale ont, comme trop souvent, fait florès : on a entendu un responsable politique rappeler la livraison des enfants juifs aux nazis par Vichy. D’autres ont mis en cause la «mansuétude» des juges qui favoriseraient le passage à l’acte. Quant aux jeunes des banlieues, nécessairement arabes (on y ajoute maintenant les Africains), musulmans, délinquants et violeurs, ils deviennent, pour reprendre la terminologie d’une association que l’on a connue mieux inspirée, des «nazis de banlieue». Cette manière récurrente de se servir de l’Histoire, non comme un enseignement, mais comme une justification, ces propos globalisants qui désignent toute une catégorie de la population comme a priori coupable en raison de son origine, de sa religion et de sa situation sociale, voici qui concourt à attiser les braises et certes pas à éteindre l’incendie.

Ces divagations ne doivent pas nous faire oublier la réalité. Depuis le début de l’année, les actes antisémites et antimaghrébins (ou antimusulmans) continuent à augmenter. Prendre prétexte de la mystification du RER D pour l’oublier, ce serait, là encore, laisser s’aggraver les choses et commettre un déni de réalité. Il faut, en ce domaine, ne rien concéder. Chaque manifestation de racisme et d’antisémitisme doit être identifiée, désignée. Et après chacune, il faut trouver une réponse.

Il serait dangereux d’ignorer les spécificités de chaque manifestation de racisme et de ne pas en nommer les responsables. Mais rien ne peut justifier que chacun s’attribue une sorte de primauté en tant que victime. A défaut, c’est à une véritable concurrence, voire à une hiérarchie que l’on aboutit. L’enfermement communautaire pointe alors son nez : les Arabes défendent les Arabes, les Noirs réclament leur groupe de pression et les juifs recensent les seuls méfaits qui les atteignent. C’est l’universalité républicaine qui est atteinte.

L’allocution du président de la République au Chambon-sur-Lignon marque une inflexion de la parole des pouvoirs publics en rappelant que les discriminations, l’antisémitisme, tous les racismes sont intolérables. Il n’empêche. Le président de la République, dont l’engagement personnel contre toutes les formes de racisme ne fait aucun doute, reste prisonnier d’un discours qui signe une différence entre les victimes. Affirmer que les juifs sont présents en France depuis des temps immémoriaux, c’est reconnaître une réalité. Ajouter, dans la même phrase que nos compatriotes musulmans ont fait le choix de vivre en France, c’est affirmer une prééminence temporelle des uns et oublier la qualité de Français de plein droit des enfants des premières générations d’immigrés qui, eux, n’ont eu à faire aucun choix.

Si l’on ajoute à cela la propension malsaine à faire de ce thème un sujet d’affrontement politique (signalons à ce propos le salutaire rappel à l’ordre de Jacques Chirac), le moment n’est pas loin où les intérêts communautaires assiégeront la République en la sommant de faire un choix entre eux.

Il faut sortir de cet engrenage. Nul ne détient de recettes miracles et les solutions sont aussi multiples que le sont les causes de cette situation. Qu’en même temps, il existe des divergences est une réalité qu’il serait vain de nier, ce qui, au demeurant, fait partie du débat démocratique. Mais ceci ne doit pas conduire à l’impuissance. Sans ordre de préséance, nous avons tous un rôle à jouer dans cette lutte contre l’antisémitisme et le racisme.

Le rôle des pouvoirs publics, c’est d’affirmer une volonté politique et de la mettre en oeuvre. En une phrase : accorder les actes aux paroles. Nous sommes loin du compte. Il ne suffit pas de rechercher la rigueur judiciaire pour que le problème soit résolu. La loi contre le racisme date de 1972 et n’a cessé d’être durcie. Trente ans après, et sans méconnaître l’importance et la nécessité de la sanction, l’appel à la rigueur pénale lancé par Jacques Chirac est parfaitement incantatoire. En sera-t-il autrement de la malheureuse loi sur le port des insignes religieux dont on sait les difficultés d’application qu’elle va générer, et que M. Fillon se propose de résoudre par la fermeté ?

C’est plutôt en direction d’une école qui doit retrouver sa fonction dans la construction de l’égalité des chances et dans la formation de l’esprit civique qu’il faut aller. C’est bien plus du côté des politiques sociales de résorption des ghettos et en faveur d’une réelle égalité des droits qu’il faut se tourner. Si le constat dressé par M. Borloo est exact, comment y sera-t-il remédié alors que, de toutes parts, nous voyons les associations de quartier disparaître soit en raison de restrictions de crédits, soit, pire encore, parce qu’elles déplaisent à tel ou tel préfet ? La future Haute Autorité contre les discriminations, annoncée depuis trois ans, offre un début de réponse; vite hypothéquée, puisque cette instance sera composée à la volonté d’un seul courant politique, au risque de perdre toute crédibilité dès sa création.

La responsabilité des partis politiques est bien de construire des propositions et de les soumettre aux citoyens. Mais elle est aussi de ne pas transformer ce débat en enjeux électoraux alors que le seul enjeu admissible, c’est la disparition de ces tares. Rien n’est plus angoissant que ces attitudes où certains tentent de conquérir une clientèle en laissant croire qu’ils sont les meilleurs défenseurs de telle ou telle communauté (qu’ils instituent par la même occasion…). Croient-ils qu’il suffit de métisser, à dose homéopathique, leurs appareils pour contrebattre le sentiment d’exclusion ?

Quant aux associations et aux syndicats et mêmes aux Eglises, la société civile comme le veut l’expression consacrée, leur rôle et leur responsabilité sont primordiaux. C’est à ces organisations qu’il appartient, au quotidien, de raviver en permanence la veille civique, d’alerter, de faire oeuvre de pédagogie, de mettre en pratique le «vivre ensemble». Ceci suppose autre chose que des polémiques stériles, des anathèmes insultants et même, souvent, une sorte de course à l’échalote à qui retiendra le plus l’attention des médias, ce qui conduit à des surenchères dommageables. C’est une plate-forme commune qu’il est absolument nécessaire de définir afin d’unir nos efforts et d’offrir à chaque victime la certitude qu’elle sera entendue.

Le tableau serait incomplet si les médias n’avaient pas aussi leur propre responsabilité. Tributaires des informations qu’ils reçoivent, il leur appartient de les publier après les avoir vérifiées ; c’est bien le moins. Mais peut-on espérer que les titres accrocheurs et réducteurs, les informations approximatives, les partis pris et les exclusions ne l’emportent plus sur le souci d’informer et l’oeuvre pédagogique qui incombe, me semble-t-il, à tout moyen d’information dans une société démocratique ?

Tout ceci n’est qu’une méthodologie qui n’enlève rien à la nécessité de débattre des solutions à mettre en oeuvre, mais il s’agit d’un minimum sans lequel rien n’est possible. Le reste, la tempérance des propos ou le rejet des manichéismes, en dépend.

Il est plus que temps que chacun mesure que ce n’est que par une démarche collective, qui ne supporte ni enfermement communautaire ni querelles partisanes ou subalternes, que nous ferons reculer ce mal qui porte atteinte au pacte multiséculaire que la France a passé avec la Liberté, l’Egalité et la Fraternité.

Par MICHEL TUBIANA président de la Ligue des droits de l’homme.

 

Vendredi 16 juillet 2004

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