Tribune collective signée par Patrick Baudouin, président d’honneur de la LDH
Ces juridictions sans jury populaire, venues se substituer en 2023 aux cours d’assises pour certains crimes, n’ont pas tenu leurs promesses, estime un collectif d’organisations représentatives d’avocats et de magistrats, d’associations féministes et de personnalités du monde de la justice.
Peut-on se permettre de conserver une juridiction criminelle qui, en plus d’avoir fait reculer la démocratie par l’effacement du jury populaire, a aggravé les problèmes qu’elle était censée résoudre ? La réponse à une telle question ne pouvant être que négative, les cours criminelles départementales (CCD) doivent être supprimées.
Expérimentées dans une poignée de départements dès 2019 avant d’être généralisées à la quasi-totalité du territoire national en 2023, les CCD ont remplacé les cours d’assises pour juger en première instance les personnes majeures accusées de crimes punis de quinze ou vingt ans de réclusion – soit environ 57 % des affaires criminelles, dont une écrasante majorité de viols, selon les chiffres de l’étude d’impact de la loi de 2019 ayant institué les cours criminelles départementales.
Par la création de ces juridictions, composées de cinq magistrats et dont la principale caractéristique est de faire l’économie du jury populaire, le législateur espérait mettre sur pied une justice plus rapide (car rendue « entre professionnels »), enfin capable de juger les crimes dans un délai raisonnable. Consécutivement, il espérait mettre fin à la correctionnalisation – pratique par laquelle des crimes sont fictivement requalifiés en délits pour être jugés plus rapidement par un tribunal correctionnel –, notamment en matière de viol.
Cinq ans après leur lancement, l’échec de ces cours est manifeste, au point d’être reconnu au sommet de la hiérarchie judiciaire. Dans un réquisitoire implacable, Rémy Heitz, procureur général près la Cour de cassation, a déclaré, le 10 janvier, que « la récente création des cours criminelles départementales n’a pas permis d’atteindre les résultats escomptés » , et a même « contribué à accroître la charge des juridictions criminelles et aggravé la pression des délais » .
Héritage de la Révolution
Un constat confirmé par un rapport de l’inspection générale de justice – daté de mars 2024, mais récemment révélé par les éditions Dalloz –, dont il ressort que, si les CCD ont permis de juger plus vite les accusés détenus relevant de cette juridiction, elles ont « allongé le délai de jugement des accusés détenus relevant de la cour d’assises et, plus encore, celui des accusés libres » , de sorte qu’elle a globalement contribué à l’embolie de la justice criminelle. Le même rapport conclut que les cours criminelles départementales n’ont pas mis un terme à la pratique de correctionnalisation, qui demeure un phénomène massif. En bref, pour les CCD, c’est un zéro pointé. Ce constat d’échec est à la fois frustrant et scandaleux. Frustrant, car il avait clairement été annoncé par les conclusions qu’avait rendues, en octobre 2022, le comité d’évaluation et de suivi de la cour criminelle départementale, dont les recommandations sont restées lettre morte. Scandaleux, car il signifie que le sacrifice du jury populaire dans plus de la moitié des affaires criminelles, qui avait suscité une vague de contestation majeure chez les avocats, les magistrats, les universitaires, les collectifs féministes et les citoyens attachés aux institutions démocratiques, a été réalisé en vain. Dans quel pays accepterait-on de jeter à terre une institution démocratique pluriséculaire pour un bénéfice nul ?
Sans prétendre à l’exhaustivité, l’attachement de tous ces acteurs à la présence du jury populaire se justifie par cinq arguments principaux. Premièrement, le jury populaire est un héritage démocratique issu de la Révolution française, le dernier espace qui permet à de simples citoyens de contribuer à rendre la justice « au nom du peuple français ». Son recul s’inscrit en contradiction avec les discours portés par les gouvernements successifs, se disant soucieux de consolider la démocratie.
Deuxièmement, le jury populaire est un outil au service de la citoyenneté, puisqu’il permet à des Françaises et des Français tirés au sort de s’impliquer dans la résolution d’un problème posé à la collectivité. Troisièmement, le jury populaire, dont la présence impose que les débats se déroulent de vive voix, est un instrument favorisant une justice humaine, une justice qui fait montre d’écoute et de pédagogie, une justice qui sait à quel point le temps pris à l’audience est nécessaire à la manifestation de la vérité et à la reconstruction du lien social.
Quatrièmement, le jury populaire crée un lien fort et indispensable entre les citoyens et la justice, de nature à renforcer leur confiance en cette dernière et à protéger l’institution judiciaire. Il est d’ailleurs remarquable que, selon le rapport « Rendre justice aux citoyens » remis en juillet 2022 à l’issue des Etats généraux de la justice, « la participation des citoyens à l’œuvre de justice est primordiale et doit être préservée » .
Cinquièmement, le jury populaire permet symboliquement de souligner la gravité d’un crime. C’est pourquoi les cours criminelles départementales, parce qu’elles ont pour ambition de faire juger les viols plus rapidement en empêchant les jurés de participer à leur jugement, sont socialement perçues comme un vecteur d’invisibilisation et de minimisation des violences sexuelles.
Préserver le jury populaire
Elles font symboliquement du viol un crime de seconde classe, puisqu’il ne mérite plus la mobilisation de l’ensemble de la société, incarnée par le jury populaire, pour le juger. Cette philosophie va totalement à rebours du combat mené pas l’avocate Gisèle Halimi, laquelle s’est battue pour que les viols soient jugés comme des crimes à part entière.
Ces arguments, particulièrement forts, sont au cœur d’un large consensus politique autour de la préservation du jury populaire. Dès lors, pourquoi continuer à exclure sa participation, en dépit du bilan médiocre des juridictions venues le remplacer ? Une telle obstination confinerait au ridicule, puisqu’elle signifierait que, en plus de valider une réforme profondément antidémocratique, notre droit validerait une posture irrationnelle refusant de tenir compte des études et des remontées de terrain démontrant le caractère contreproductif des cours criminelles.
En ce sens, réhabiliter le jury populaire pour juger la totalité des crimes n’est plus seulement une affaire de principe, c’est aussi une question de bon sens.
Premiers signataires : Patrick Baudouin, président d’honneur de la LDH (Ligue des droits de l’Homme) ; Karine Bourdié, coprésidente de l’Association des avocats pénalistes ; Maria Cornaz Bassoli, présidente de Choisir la cause des femmes ; Jean-Raphaël Fernandez, président de la Conférence des bâtonniers ; Benjamin Fiorini, maître de conférences en droit pénal, président de Sauvons les assises ! ; Judith Krivine, présidente du Syndicat des avocats de France ; Caroline Laveissière, bâtonnière du barreau de Bordeaux ;Céline Piques, porte-parole d’Osez le féminisme ! ; Mathilde Thimotée,secrétaire générale du Syndicat de la magistrature.