Le service public est aujourd’hui au cœur de l’actualité. La grande manifestation du 16 janvier, en faveur de « l’école pour tous », a révélé la force de l’attachement aux principes d’égalité, de laïcité et d’universalité qui fondent, en France, le service public. Elle a aussi témoigné de la prise de conscience des menaces qui pèsent sur ces principes, à commencer par les choix du gouvernement de M. Balladur.
Avant même cet événement, plusieurs signes avaient montré combien la notion du service public, issu d’une longue tradition historique restait profondément ancrée dans la société français en malgré le libéralisme ambiant depuis plusieurs années. Ainsi, dans différents secteurs – la santé, la poste, les réseaux de transports, de télécommunication et d’énergie – d’importants mouvements sociaux ont exprimé à juste titre l’inquiétude des agents du service public devant les politiques de privatisation ou de déréglementation.
L’avenir du service public est ainsi perçu, de plus en plus nettement, comme un enjeu décisif dans une société inquiète devant la montée des exclusions, fragmentées par de multiples ségrégations, mais aussi réveillée par un sentiment d’injustice devant trop d’inégalités.
C’est dans ce contexte que la LDH entend participer à la reconstruction et à la réhabilitation du service public dont les missions concernent directement l’exercice des droits et des libertés. Il ne s’agit pas seulement d’en rappeler les principes mais aussi de les traduire en exigences concrètes, face à toutes les dérives actuelles, de la méconnaissance des besoins réels à la disparition pure et simple des services. Il ne s’agit pas seulement de défendre un instrument de liberté, d’équité, d’émancipation et la promotion de l’intérêt général mais aussi d’interpeller le service public eux-mêmes sur toutes les pratiques – corporatisme, bureaucratie et autoritarisme – qui conduisent à mettre en cause les droits des citoyens et parfois, leur dignité.
Un notion à clarifier
Reconstruire le service public, c’est d’abord clarifier une notion à propos de laquelle beaucoup de confusions ou d’ambiguïtés sont entretenues.
Ainsi, le service public ne doit pas être confondu avec le secteur public : depuis longtemps des organismes privés assurent des missions de service public (en particulier pour les services publics industriels et commerciaux) ; à l’inverse, toute une partie du secteur public ne relève pas du service public. La généralisation de la concession de services publics, notamment communaux, à des entreprises privées constitue l’une des formes les plus dangereuses des agressions libérales contre les principes du service public.
Les relations entre service public et marché méritent aussi d’être précises : depuis les années 1980, la logique d’entreprise a gagné du terrain au sein du service public. Sous couvert de modernisation, on a souvent imposé des notions de performance et de rentabilité calquée sur les règles du marché.
Dans certains domaines, les services publics ont fait l’objet d’injonctions contradictoires de la part de l’État : d’un côté une exigence de rentabilité ; de l’autre des obligations du service public tel que le principe de péréquation qui ne permettent pas de fonctionner comme une simple entreprise.
On ne saurait pour autant, entretenir une opposition absolue entre marché et service public. Cela n’aurait guère de sens, en particulier, pour les services publics industriels et commerciaux.
Par ailleurs, l’exigence de productivité des services publics est tout à fait légitime. Contrairement à la rentabilité, elle répond à une attente forte des usagers. Cependant, les critères d’évaluation de la productivité – et donc du coût – des services publics, ne peuvent être identiques à ceux d’une entreprise privée. Ainsi, les effets induits par le service public, en terme de développement économique comme de vie sociale, et d’environnement devraient être mieux évalués et pris en compte. Mais aujourd’hui, le principe d’égalité de traitement des citoyens devant la loi est trop souvent violé, les personnes les plus défavorisées n’ayant pas les moyens d’avoir accès, à part entière, à toutes les prestations du service public.
C’est donc, aussi, la place des usagers dans le service public qui doit être réévaluée. Depuis quelques années, des glissements multiples tendent à ramener l’usager au statut de client. On réduit ainsi la consommation du service à un acte purement individuel alors que le service public l’inclut dans un lien social plus large.
Cette logique conduit à mettre en cause la notion même du service public dans des secteurs essentiels comme la santé ou l’éducation. Ainsi le rôle de l’école n’est pas seulement de fournir des prestations éducatives adaptées à des demandes multiples, mais aussi de former des citoyens.
Il est donc temps de développer une autre logique qui ne dissocie pas l’usager du citoyen ; quand il fait appel au service public, l’usager reste un citoyen et doit être traité comme tel ; à l’inverse, être citoyen au quotidien, c’est aussi être usager des services publics, ce qui permet d’insertion dans la vie sociale et civique.
Des enjeux pour la citoyenneté
C’est précisément dans son rôle de « ciment » de la cohésion sociale que le service public, est aujourd’hui, le plus visiblement atteint. Confronté à une fracture sociale principalement liée au chômage, le service public paraît lui-même démuni.
Ses agents, qui sont en contact quotidien avec les populations les plus en difficulté expriment fortement ce sentiment d’impuissance. Ceux qui ont aujourd’hui le plus besoin des services publics se sentent désormais tellement exclus de la société qu’ils rompent aussi des liens avec ces services, fussent-ils des services de proximité.
Il faut aussi constater la faiblesse des actions menées pour l’accueil des populations défavorisées dans les services publics. Un récent rapport d’évaluation évoquait sur ce point une « politique nationale pauvre, des politiques locales fragmentées, des expériences isolées ».
C’est enfin une fracture territoriale qui apparaît à travers la déshérence des services publics dans nombre de banlieues et de zones rurales. Il n’est pas admissible que des populations entières soient ainsi privées de l’accès à des droits fondamentaux et reléguées dans un isolement croissant.
Tel est bien, pour la LDH, l’enjeu essentiel du débat actuel sur l’aménagement du territoire. Il est temps que l’État traduise concrètement, y compris dans ses choix budgétaires, la priorité affichée du développement des services publics partout où ils sont défaillants.
Il est temps, aussi, que État fasse son travail, en faisant appliquer la loi, sur tout le territoire, au lieu de mettre en scène sa propre impuissance comme c’est le cas pour la loi sur le droit au logement ou pour la loi concernant l’IVG.
État n’est cependant pas seul en cause dans cette présence inégale des services publics. Les collectivités locales exercent désormais, dans le cadre de la décentralisation, des compétences essentielles pour l’accès à des droits fondamentaux, en particulier dans le domaine sanitaire et social.
Ce rôle nouveau des collectivités territoriales dans la mise en œuvre des services publics appelait, en contrepartie, le renforcement des moyens d’information, d’expression et de participation des citoyens et des associations. Mais ce troisième volet de la décentralisation n’a jamais été vraiment ouvert (malgré la timide loi sur l’administration territoriale de la République). Il en résulte un risque manifeste d’inégalité de traitement selon le lieu où l’on réside et d’exclusion des plus démunis et des étrangers.
Ce risque est aggravé par le morcellement du service public dans l’espace local. Qu’il s’agisse de l’emploi, du logement ou de la santé, l’opacité des mécanismes de décision, le cloisonnement des institutions, la lourdeur et la complexité des procédures découragent les usagers et les empêchent souvent de faire valoir leurs droits.
Ouvrir de nouvelles perspectives
Pour répondre à ces enjeux de citoyenneté, le service public doit être profondément rénové, bien au-delà des initiatives engagées par les pouvoirs publics depuis quelques années.
Il s’agit d’abord de clarifier les finalités propres du service public, trop souvent diluées ou perdues de vue. C’est la responsabilité de l’État. Enoncer des règles claires, assurant l’égalité des droits, les rendre accessibles à tous, contrôler rigoureusement les obligations qui en découlent : autant d’exigences élémentaires pour le renouveau du service public.
Il s’agit aussi de donner une priorité effective à l’accès des plus démunis au service public. Cela implique de rompre avec une logique purement caritative ou humanitaire et de repenser les modes d’intervention du service public afin de donner aux exclus de la citoyenneté les moyens d’exercer pleinement leurs droits.
Le développement des services de proximité est un des moyens d’atteindre cet objectif à condition qu’il n’aboutisse pas à institutionnaliser la relégation urbaine ou rurale et à créer ainsi une sorte d’ « apartheid amorti ».
D’autres mesures concrètes peuvent être prises sans tarder, par exemple pour aider les chômeurs à se réinsérer dans le tissu économique et social. L’utilisation des logements vacants et la gratuité des transport en fonction des ressources seraient de premières réponses à ce besoin.
Moderniser le service public, c’est développer la concertation avec les agents et leurs organisations représentatives. C’est aussi introduire plus de démocratie dans les relations avec dans l’ensemble des usagers-citoyens et leurs associations. Plusieurs initiatives prises dans ce domaine s’apparentent malheureusement au gadget. Elles ont le plus souvent été conçues « d’en haut » sans se soucier des demandes exprimées par les usagers.
En réalité, la concertation risque d’être, dans bien des cas, un faux-semblant, si elle ne permet pas l’accès des citoyens et des associations à l’expertise. C’est pourquoi la LDH demande aux pouvoirs publics de donner les moyens de cette expertise civique et, en particulier, d’en assurer le financement. Elle demande également que les procédures d’enquêtes publiques soient enfin mises en oeuvre dans des conditions qui permettent réellement l’expression des citoyens.
La démocratie et la transparence, c’est aussi la responsabilité individuelle des agents des services publics qui doit être clairement affirmée comme une règle de base dans les rapports avec les usagers.
De façon générale, comment mobiliser le service public contre l’exclusion sociale sans commencer par le rendre, partout, beaucoup plus accessible aux chômeurs, aux sans logis, à tous ceux qui sont moins démunis de droits que de moyen de les exercer ?
Comment requalifier le service public dans sa mission fondamentale d’insertion sans l’engager dans un immense effort de transparence, de lisibilité, d’adaptation aux besoins des usagers les plus en difficultés ?
C’est dans cette perspective que pourraient être développés des réseaux locaux de service public, décloisonnant l’action des multiples intervenants concernés, reliant entre eux les territoires de la ville, réintégrant les zones rurales.
Cette démarche n’a de sens – et d’efficacité – que si elle se construit à partir de l’écoute des habitants eux-mêmes. Pour ouvrir de nouveaux espaces de citoyenneté, le service public doit prendre le temps de la démocratie.
Ouvrir des perspectives nouvelles pour le service public, c’est enfin travailler à l’émergence de services publics européens.
La construction européenne a, jusqu’à présent, fonctionné sur une logique libérale qui tend à détruire les services publics et à favoriser leur privatisation au nom du dogme de la concurrence.
Pourtant, il n’est plus possible de penser l’avenir du service public, du moins dans certains secteurs, sans intégrer la dimension européenne. Quelques pas ont d’ailleurs été récemment accomplis en ce sens par l’Union européenne.
La LDH demande aujourd’hui au gouvernement français d’agir concrètement pour faire adopter le projet de charte des services publics européens qui vise à garantir les principes fondamentaux du service public (égalité, universalité) et à distinguer clairement le rôle des opérateurs (qui peuvent être publics ou privés) des « autorités régulatrices », nécessairement publiques.
Mais cet objectif ne pourra être atteint que si les citoyens en Europe sen saisissent eux-mêmes. Tel est bien, pour la LDH, l’un des enjeux essentiels du développement d’un pôle civique européen capable d’interpeller les institutions sur cette exigence constitutive d’une Europe démocratique.