Entre oubli et vérité – Le dossier des droits de l’Homme au Maroc est-il clos ?
« Le Temps du Maroc », série de manifestations ambitieuses organisées durant toute l’année 1999, et destinées à faire connaître « le Maroc tel qu’il est et tel que les Marocains le vivent et le disent », est à mi-parcours. Il y a quelques années, une vigoureuse campagne contre les violations des droits de l’Homme dans ce pays avait permis d’obtenir l’annulation d’une manifestation similaire, « l’année du Maroc ». Aujourd’hui, la situation, nous dit-on, a fondamentalement changé : un gouvernement d’alternance, dirigé par un socialiste, est en place ; un parlement pluraliste a été élu ; des réformes sont engagées, les principaux dossiers des droits de l’Homme auraient été résolus. « La page est tournée » et « le dossier est clos » affirme-t-on. Plusieurs arguments plaident en faveur d’une telle vision. Le Maroc a élargi depuis le début des années 90 des centaines de prisonniers d’opinion et près de 400 disparus dont certains sont restés dans des centres secrets de détention durant dix-huit ans. Une « grâce amnistiante » (!!) a permis à des centaines d’exilés de revoir leur pays, et le gouvernement a signé durant cette même période plusieurs instruments internationaux de protection des droits de l’Homme (Convention contre la torture, Convention relative aux droits de l’enfant,…). Une presse pluraliste et dynamique s’enrichit pratiquement tous les mois de nouveaux titres et des centaines d’associations agissent dans les domaines les plus divers (droits des femmes, développement local, lutte contre le sida, etc.). Couronnant le tout, le nouveau gouvernement, dirigé par un homme, M. Abderrahmane Youssoufi, dont tous reconnaissent l’intégrité et l’engagement sincère pour les droits de l’Homme, affirme vouloir réformer profondément le pays. Dans sa déclaration d’investiture, il a déclaré solennellement vouloir protéger et promouvoir les droits de l’Homme, harmoniser le droit interne avec les normes internationales, moraliser l’administration de la justice… Bref, les éléments pour une transition vers un véritable État de droit seraient en place.
On pourrait bien évidemment épiloguer longuement sur une alternance décidée au plus haut niveau de l’État, qui n’est pas issue d’élections libres et transparentes – des partis politiques de la coalition gouvernementale n’arrêtent pas de le dire au Maroc même – et qui, surtout, préserve les prérogatives du Makhzen et du puissant ministère de l’Intérieur. On pourrait rappeler l’étendue des injustices sociales, la permanence de la corruption, qu’un collectif de plus de quarante associations animé par Transparency Maroc ne cesse de dénoncer, on pourrait aussi parler de la profondeur de la crise du système judiciaire malgré les tentatives de réforme du ministre de la Justice, l’insulte faite aux droits des femmes par le maintien d’un Code du statut personnel inéquitable,… Mais s’il y a un domaine où les plaies restent ouvertes, c’est bien celui des principales violations des droits de l’Homme des dernières décennies, qui ne saurait être considéré comme clos.
Abraham Serfaty est toujours condamné à un exil forcé au prétexte ridicule d’une soi-disant nationalité brésilienne. Abdessalam Yacine, chef d’un courant islamiste, est depuis 1989 illégalement assigné à résidence, à son domicile, qui fait l’objet d’une surveillance policière étroite. La pratique de la torture vient tout récemment d’être relevée par le Comité contre la torture de l’ONU, groupe d’experts indépendants, qui a examiné en mai 1999 le rapport présenté par le gouvernement marocain. Si la pratique en semble moins généralisée que durant les années de plomb, elle est loin d’avoir disparu. Ainsi, l’Organisation marocaine des droits humains (OMDH), membre affilié de la Fédération internationale des droits de l’homme, a publié le 26 juin dernier la liste de 24 personnes décédées entre 1989 et 1996 « dans les locaux dépendant de la police judiciaire et des autorités locales ». Saisie par les proches des victimes et par l’OMDH, la justice, constate le rapport, a failli « à sa mission de protéger (…) le droit à l’intégrité physique des personnes ». Sur 24 plaintes consécutives à des décès, sept ont été classées sans suite, le Procureur du Roi concluant à trois morts naturelles et à quatre suicides ; cinq ont fait l’objet d’une instruction et d’un non-lieu ; sept sont depuis de longues années toujours en instruction et sept autres font l’objet de poursuites. A ce jour, un seul policier a été condamné en novembre 1998 à douze ans d’emprisonnement. « La torture n’a pas cessé…, conclut l’OMDH, elle s’est accentuée avec la recrudescence des décès en cours de garde à vue en 1996 et n’a pas cessé en 1997 et 1998 ». Deux militants islamistes viennent d’en faire l’amère expérience il y a quelques semaines encore à Fès. Enlevés dans la rue par des inconnus, ils ont été atrocement torturés dans des locaux de détention secrets. L’un a été finalement libéré, l’autre a pu s’échapper.
Les suites données par la justice marocaine aux plaintes pour torture posent à la fois la question de l’établissement de la vérité et celle de l’impunité des responsables. La transition pour un véritable état de droit ne peut réellement advenir sans que ces questions soient ouvertement abordées. Cette double exigence est encore plus manifeste quand on examine le traitement par l’Etat marocain du dossier des disparitions forcées.
Après en avoir systématiquement nié l’existence et l’ampleur, les autorités marocaines ont fini, de fait, par reconnaître le phénomène. Ainsi, près de 400 disparus, détenus au secret pendant des années, ont été libérés en trois vagues entre 1984 et 1992. A partir de là, les autorités laissent entendre que ce dossier a été définitivement réglé. Face à la quête opiniâtre des familles et des défenseurs – près de 900 cas – et après la nomination de M. Youssoufi, comme Premier ministre, les autorités ont été amenées à reconsidérer leur position. Mais aujourd’hui, elles reconnaissent en partie leur responsabilité dans la disparition de 112 personnes, dont plusieurs dizaines mortes en détention secrète et proposent aux familles une indemnisation financière. Et dans un mémorandum adressé au chef de l’État, le Conseil consultatif des droits de l’Homme, qui suit ce dossier, sollicite du Roi « d’accorder sa généreuse grâce à toute personne s’étant rendue coupable de crime d’atteinte à la sécurité de l’État, à sa quiétude, d’y avoir participé ou incité, avec toutes les conséquences qui en ont résulté au niveau de la réaction des autorités concernées et de leurs auxiliaires pour préserver la quiétude de l’État et sa sécurité ».
Ce qui veut dire, en clair, gracier à la fois le bourreau, à qui on ne demanderait aucun compte, et la victime, enlevée, torturée, illégalement détenue, et coupable dans ce mémorandum d’avoir « comploté », sans avoir jamais été présentée à la justice. Est-ce ainsi que l’on pense aujourd’hui, au Maroc, « tourner la page » ? Par l’oubli et par la confusion entre les suppliciés et leurs tortionnaires ? Le véritable temps du Maroc est ainsi fait, en demi-teinte, partagé entre une société qui souffre et qui aspire à la vérité des faits et des responsabilités, et un gouvernement qui gérerait l’inconciliable : rendre justice à la victime tout en ménageant le criminel.