Texte de l’intervention de Driss El Yazami lors de la séance de clôture du Forum civil Euromed (12 novembre 2000) :
En 1826, la première délégation de boursiers égyptiens du gouvernement français débarquait à Marseille. Fils de notables, ces étudiants étaient accompagnés par un imam, d’extraction modeste et formé à Al Azhar, Rifaat Tahtawi. Quatre ans plus tard, Rifaat Tahtawi repart en Égypte après avoir minutieusement consigné ses mémoires et ses observations, assisté aux Trois glorieuses de juillet 1830, traduit la Marseillaise. Sa «Description de Paris » sera imprimée par Mehmet Ali et distribuée a tous les fonctionnaires du nouvel État égyptien qui tente de prendre pied dans la modernité.
A la suite de Tahtawi, tout au long du XIXe siècle, d’autres réformateurs d’Égypte, du Liban, de Syrie, de Turquie et de Tunisie, de toutes les confessions, font ce que Anouar Louca appelle le « voyage de Paris ». Dans cette quête des Lumières, Marseille est une étape incontournable. Fuyant et le despotisme des gouvernants, et le conservatisme des sociétés, ces pionniers sont à la recherche de nouvelles synthèses propres à libérer leurs concitoyens.
Hommes des deux rives, assoiffés de savoir, passionnés de liberté et d’égalité, ces défricheurs d’avenir ont jeté les bases d’une relation qui reste encore à construire et de rêves qu’il nous appartient, toujours, de réaliser.
Oui, l’injustice et l’inégalité, la guerre et la mort, la haine et le rejet dominent encore en Méditerranée.
Oui, les logiques cyniques et mercantiles gouvernent toujours en Méditerranée.
Oui, chaque jour des enfants désarmés, nos enfants à nous tous, se voient fauchés dans la fleur de l’âge.
Il reste que nous avons eu raison de nous voir, de choisir le dialogue au lieu du silence, la paix contre la guerre, l’échange contradictoire contre le consensus de commande. Cet espace de délibération civique que nous édifions péniblement est à votre honneur.
Nous allons nous quitter après trois jours de débats démocratiques, pluralistes et pacifiques. Trois journées fraternelles. Chacun d’entre nous va repartir pour ses combats, son action quotidienne et opiniâtre, afin de contribuer, à sa place, à l’édification d’un autre avenir.
Nous voulons aborder ce futur avec, en nous, la mémoire des souffrances des peuples de la région, toutes leurs souffrances, sans hiérarchie aucune.
Chaque être, chaque vie, chaque combat nous importent. Nous ne choisirons jamais entre les victimes, car cela reviendrait à choisir entre les bourreaux. A toutes ces victimes, je me sens autorisé de dire, en votre nom, avec vous, notre solidarité pleine et entière.
Aux peuples privés de leur droit à l’autodétermination depuis des décennies,
Aux milliers de disparus qui sont emmurés vivants dans les ténèbres du non droit, et à leurs familles qui vivent dans l’incertitude et la douleur,
Aux milliers de détenus d’opinion, arbitrairement condamnés et à leurs proches,
Je dis : nous ne vous oublions pas.Battues, harcelées, discriminées, excisées, violées, les femmes de la Méditerranée constituent, encore aujourd’hui, les grandes oubliées du partenariat. Par milliers, elles se sont mises en mouvement. Leur difficile combat pour l’égalité est le notre.
Aux millions de migrants, de demandeurs d’asile, de personnes déplacées et de réfugiés de cette zone, nous disons notre révolte du sort qui leur est fait.
Chassés et pourchassés, assignés à résidence, expulsés, fichés, ballottés de ports en ports, de camps de réfugiés en centres de rétention, de frêles pateras à des camions de contrebande, d’une zone en conflit à un pays en guerre, ces sans-papiers et ces sans terre, ces peuples sans patrie, révèlent l’état réel de la Méditerranée et les aspirations de ses populations.
Une Méditerranée traversée de part en part par les inégalités.
Inégalités entre peuples,
Inégalités entre hommes et femmes,
Inégalités entre des nantis, peu nombreux, et des sans droits, qui se comptent par dizaines de millions,
Inégalités entre une rive développée, démocratique, politiquement unie et une rive pauvre, autoritaire, morcelée.Face à ce fossé et ces déséquilibres, notre exigence est double. Vis-à-vis de l’Union européenne qui doit être à la hauteur des valeurs qu’elle dit défendre. Mais aussi des gouvernements du Sud. Nous avons clairement exprimé nos recommandations et nos critiques de l’attitude européenne, sur la question israélo-palestinienne comme sur l’ensemble du partenariat. C’est la rançon de la puissance et de la domination. Mais les autres gouvernements ne sauraient être dédouanés de leurs responsabilités. Et la surenchère verbale à laquelle ils se livrent, encore une fois, à propos du Proche-Orient, ne nous fera pas taire.
Alors que nous nous apprêtons à nous séparer, des visages d’absents me reviennent en mémoire.
Je pense à mon ami Driss Ben Zekri à Rabat et aux rescapé(e)s des disparitions de Laayoune, au Sahara occidental.
Je pense à mes amis avocats d’Algérie, Me Bouchachi, Me Khelili, Me Abdenour, Me Zahouane, qui se battent depuis plus dix ans pour le droit et la vérité.
Je pense à Me Radhia Nasraoui, l’avocate tunisienne des sans voix, à son mari, toujours recherché, Hamma Hammami, mes amis, au Dr. Moncef Marzouki, l’honneur de la Tunisie, aux détenus tunisiens d’opinion en grève de la faim pour certains depuis plus de 70 jours. Merci d’entendre leur nom et de ne pas les oublier : Nourredine Hamdouni, Abdallah Drissa, Abdeljalil Bouhjila.
Je pense au Dr. Saadeddine Ibrahim – empêché de sortir d’Égypte, mais aussi et surtout de travailler – dont le procès commence le 18 novembre, au lendemain du Forum officiel.
Je pense à Eyyad Sarraj et Raji Sourani à Gaza, Eitan, Felner et Uri Avnery en Israël, à tous les amis palestiniens et israéliens, défenseurs du droit et de la paix, qui sont dans la tourmente.
Je pense à Akin Birdal en Turquie, Ghazi Eeid au Liban, Akhtam Naisse en Syrie.Et je leur dis : frères humains, courage !
Avec vous, nous voulons construire une Méditerranée dans le monde, une Méditerranée ouverte au monde. Avec vous, nous voulons mettre fin aux Bastilles de la Méditerranée. Je ne sais si nous y parviendrons, mais nous vous promettons de ne pas relâcher l’effort.