Tribune d’Henri Leclerc et Roland Kessous (publiée dans Libération le 17 janvier 2000) :
Comme beaucoup d’autres gardes des Sceaux, Élisabeth Guigou se rend compte que son ministère est un des plus difficiles à gérer. Tout avait bien commencé pourtant. Dans un pays en pleine mutation, les Français réclament une grande réforme de la justice. Les critiques faites à cette institution sont intemporelles – lenteur, archaïsme, lourdeur, coûts excessifs, inégalité dans le traitement des justiciables. Loin d’être un régulateur de la vie sociale, par maints exemples particuliers, la justice donne le sentiment que ses interventions sont quelquefois parodie de justice.
Le président de la République, après le dépôt du rapport Truche, a demandé en janvier 1997 au gouvernement d’initier cette grande réforme. Le garde des Sceaux s’est lancé dans un vaste programme qui a peut-être souffert par la méthode, mais dont les objectifs étaient louables. La clef de voûte en était la réforme du Conseil supérieur de la magistrature qui devait être rééquilibré pour que les magistrats y soient à la fois minoritaires et mieux représentés. Même imparfaite, la réforme a été votée par les deux assemblées. La date du congrès est fixée au 24 janvier 2000 et les mêmes parlementaires de l’opposition qui avaient approuvé le projet disent aujourd’hui qu’ils ne l’adopteront pas. Certains élus de la majorité se félicitent ouvertement de cette attitude. Pourquoi ce revirement?
La réforme ne serait pas suffisante proclament ces parlementaires. Ils n’ont pas tout à fait tort mais leurs véritables raisons sont ailleurs. Depuis plusieurs années, sous la pression de l’opinion, police et justice mettent à jour les comportements délictueux de certains chefs d’entreprise et de certains hommes politiques, qui s’affranchissent des règles de la loi alors que ses rigueurs frappent les plus faibles. Certains établissements bancaires font valser des milliards au préjudice de la collectivité, des groupes pétroliers pratiquent de manière systématique la corruption, des hommes politiques ne respectent pas les lois qu’ils vont voter. Et voilà que ceux qui sont ainsi atteints découvrent les méfaits d’une procédure archaïque dont ils ne se souciaient guère lorsqu’étaient frappés les délinquants de la misère et qu’ils refusaient, comme d’ailleurs le corps judiciaire, toute réforme en profondeur. Ils crient à la menace d’un gouvernement des juges parce que ceux-ci se verraient enfin reconnaître concrètement une indépendance sans cesse affirmée par les textes et les principes constitutionnels mais peu respectée dans les faits.
En vérité nous assistons à un misérable jeu politicien. L’opposition passe sous silence les améliorations importantes proposées par le gouvernement, la présence de l’avocat à la première heure de la garde à vue, la transformation du rôle du juge d’instruction privé désormais d’user et d’abuser de la détention provisoire, les réformes sur la présomption d’innocence, les nouvelles libertés données aux procureurs qui ne recevront plus d’instructions dans les dossiers particuliers.
Pratiquant la politique de la surenchère, l’opposition fait entrer la justice dans le jeu des marchandages en exigeant que, dans la précipitation, il soit porté remède à des problèmes réels mais complexes. Il est vrai qu’il faut mettre un terme à l’extension constante et injustifiée du champ pénal, qu’il faut réfléchir au statut de l’élu, marquer la frontière entre la responsabilité politique et la responsabilité pénale en distinguant de façon plus claire dans notre droit, la faute administrative, la faute civile et la faute pénale ; mais en quoi la mise en œuvre de ce chantier doit-elle empêcher le vote immédiat de la réforme ?
Il est parfaitement normal que le renforcement de l’indépendance des juges amène à se poser la question de leur responsabilité. Le projet de loi dont le texte vient d’être rendu public ne satisfait véritablement personne. Ni ceux qui souhaitent voir renforcer le droit pour les particuliers de se plaindre des graves préjudices que le fonctionnement défectueux de la justice ou la faute d’un juge peut provoquer. Ni les magistrats qui voient dans cette mise en cause une porte ouverte à toutes les pressions et intimidations. Il faut que ce projet soit revu et fasse l’objet d’une concertation. Mais là encore, on ne voit pas en quoi la réforme du CSM devrait être écartée du fait de cette difficulté.
Les magistrats ne sont pas exempts de responsabilité dans la crise de la justice mais il est injuste de les dénoncer comme en étant les principaux, voire les seuls responsables. Dans leur grande majorité, ils s’efforcent de servir le bien public avec conscience et dans des conditions particulièrement difficiles. Ils ne peuvent travailler sans la police, la gendarmerie, les experts, les avocats. Et chacune de ces corporations a ses problèmes, ses responsabilités et ses difficultés. La société étant incapable de gérer un certain nombre de dysfonctionnements, on se tourne de plus en plus vers le juge pour lui demander de trouver des solutions qui ne relèvent pas de son domaine, et on le rend responsable d’une réponse qui de ce fait est évidemment mal adaptée. Alors, en présence du projet de loi sur leur responsabilité, beaucoup de magistrats se sentent pris injustement en otage dans un débat qui les dépasse. Ils protestent maladroitement et leur démarche présente toutes les apparences du corporatisme.
La première responsabilité dans le dysfonctionnement du service public de la justice doit être celle de l’État et il n’est aucune raison pour que seule une faute lourde puisse la mettre en œuvre. Mais, au-delà du contrôle juridictionnel qui est l’instance normale de régulation, le juge doit répondre des manquements aux devoirs de son état dans la conduite des dossiers. Les justiciables doivent pouvoir se plaindre des actes professionnels accomplis en contradiction avec les règles du statut de la magistrature. Il suffit de mettre en place, dans la transparence et le dialogue, les formes de ces procédures.
Après des siècles de soumission de la magistrature, de quasi irresponsabilité des hommes politiques pour leurs fautes pénales, d’absence de contrôle effectif des juges en cas de fautes professionnelles, il est temps que les principes de la République, celui de l’égalité de tous devant la loi, de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs et des contre-pouvoirs, soient concrètement mis en œuvre.
La réforme indispensable de la justice ne se fera pas en un jour. Rejeter les projets actuels pour des raisons politiciennes ou corporatistes serait grave de conséquence et ne profiterait qu’à ceux qui ne veulent pas reconnaître que le respect de la loi générale doit être le mode de gouvernement normal de ce pays. C’est le bon fonctionnement de la démocratie qui est en définitive en cause.