Texte d’Henri Leclerc (publié dans Les Inrockuptibles le 22 février) :
Les Tchétchènes sont en train de crever. Sous nos yeux. Depuis trois mois à l’heure où le babillage des familles fatiguées cède la place au journal télévisé, nous avons vu la même image de Grozny, chaque jour un peu plus délabrée, détruite méthodiquement pendant que les généraux annonçaient leur victoire sur les « terroristes » pour le lendemain. Grozny, dont il ne reste rien, comme Brest, pleurée par Prévert après la guerre. Grozny qui naguère était une ville vivante où des enfants jouaient, des hommes et des femmes travaillaient, s’aimaient, des vieillards attendaient tranquillement la mort. Grozny où quarante mille personnes ont subi jour après jour l’enfer avant qu’une des plus puissantes armées du monde ne finisse par triompher et par hisser le drapeau russe sur les ruines. Grozny où l’ordre règne aujourd’hui. L’ordre des barbares. Il n’y a plus d’images à la télévision.
Circulez, il n’y a rien à voir. Seuls sont autorisés les images et les récits de l’armée russe. Un journaliste russe s’avise-t-il de vouloir faire son métier, de regarder ce qui se passe pour le dire, il disparaît purement et simplement comme un vulgaire Chilien au bon temps de Pinochet. Une journaliste française, envoyée par Libération, essaie-t-elle de s’intéresser aux Tchétchènes sans passer par les canaux obligés de la propagande des vainqueurs de Grozny, on l’arrête, on lui confisque ses documents et son matériel. La Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme (FIDH), l’organisation russe Mémorial dénoncent-elles les conditions de vie des dizaines de milliers de réfugiés survivant dans les camps d’Ingouchie, parlant de catastrophe humanitaire, le gouvernement russe les accuse de mensonge mais ne permet à aucun œil étranger de venir y voir. Nul secours ne peut être apporté par une organisation humanitaire et la Croix rouge se voir fermer les portes du Caucase.
Notre vocabulaire de l’horreur s’élargit. Nous venions d’apprendre ce qu’était la purification ethnique. Aux camps de déportation, aux camps de concentration ces lieux de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité, au goulag, nous devons maintenant ajouter les camps de filtration. Tchernokosovo. Retenons bien ce nom qui porte curieusement en lui-même l’évocation de la terreur d’hier. Moussa raconte. C’est paraît-il un tout jeune homme. Son récit paraît dans Le Monde. Il raconte les membres brisés, les viols, les doigts et les oreilles coupés, les tympans crevés. Officiellement ces détenus n’existent plus, dit-il On veut que ceux qui sortent de cet enfer soient invalides à vie. On veut briser leur âme. Ce jeune homme est peut être un menteur comme le disent les généraux russes. Et Human Rights Watch. Ment-elle aussi sans doute Mais alors pourquoi ne pas permettre à une mission d’enquête internationale de venir y voir ? Les menteurs sont toujours ceux qui cachent leurs turpitudes.
Pendant ce temps les banques occidentales réunies dans le Club de Londres (ah, que c’est chic !) effacent le tiers de la dette russe. Un cadeau de plus de dix milliards de dollars, ou d’euros comme on voudra. C’est que la Russie ce n’est pas un pays du Sud qu’il faut maintenir exsangue sous le joug de la dette pour mieux le piller. La Russie ça a la bombe atomique. La Russie c’est un beau marché, comme la Chine d’ailleurs qui au spectacle de ce qui se passe en Tchétchénie, se sent des fourmis dans la canons en lorgnant vers Taiwan. Poutine qui a fait de l’affaire tchétchène un instrument de propagande électorale peut se réjouir. Il n’a pas à se plaindre de l’Europe. Elle a déjà voté pour lui. La protestation se résume à un balbutiement poli. Pourtant l’Europe nous avait habitué à un autre ton. S’est on assez félicité lorsque devant le massacre des Albanais du Kosovo par les Serbes, l’Europe et l’OTAN se fâchèrent. Le temps du droit triomphant était, paraît-il, venu. Plus de Munich. On ne capitule pas devant ceux qui massacrent un peuple. Certes les moyens employés, les bombardements de Belgrade, étaient réprouvés par quelques défenseurs des principes sans doute attardés. Mais enfin force restait au droit. Un droit qui prend aujourd’hui un goût amer. Car qu’est-ce qu’un droit qui se fait fort avec les faibles qui se croyaient forts comme Milosevic mais s’efface devant les forts ? Poutine ajoute le cynisme à la cruauté en désignant un responsable des droits de l’Homme en Tchétchénie tout en continuant à y interdire tout regard étranger.
Il ne faut jamais désespérer. Il y a aujourd’hui une presse à Moscou qui tente de dire les choses. Il y a des russes qui n’acceptent pas, une organisation russe de défense des droits de l’homme comme Memorial qui dénonce et exige. Il y a ici enfin comme un frémissement d’indignation. C’est aux citoyens de se réveiller quand les gouvernants feignent d’être assoupis. Nous ne pouvons pas continuer à laisser crever le peuple tchétchène sous nos yeux sans réagir. Nous ne demandons pas que l’on bombarde Moscou mais il faut que ceux qui nous représentent parlent un autre langage. Le temps n’est plus à la prudence diplomatique qui porte en elle des désastres futurs sans cesse amplifiés par la barbarie un moment acceptée. Il faut cesser de payer les assassins. Il faut dire que demain les criminels russes seront jugés. Comme Milosevic. Comme Pinochet. Ne faut-il pas réapprendre à hurler ?