CNCDH
(Commission nationale consultative des droits de l’Homme)
AVIS PORTANT SUR L’AVANT-PROJET DE DECRET RELATIF AUX CENTRES ET AUX LOCAUX DE RETENTION ADMINISTRATIVE (adopté par l’assemblée plénière du 2 mars 2000)
La Commission nationale consultative des droits de l’homme a été saisie au mois de janvier 2000 d’une demande d’avis sur un projet de décret relatif aux centres et aux locaux de rétention administrative, projet qui vise à améliorer les conditions de la rétention administrative des étrangers et à rationaliser l’implantation des établissements de rétention.
0 La rétention administrative des étrangers est prévue par l’article 35 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée qui dispose que « Peut être maintenu, s’il y a nécessité, (…), dans des locaux ne relevant pas de l’administration pénitentiaire, pendant le temps strictement nécessaire à son départ », l’étranger qui, à l’issue d’une décision de remise aux autorités compétentes d’un État membre de la Communauté européenne, d’un arrêté d’expulsion, d’une décision de reconduite à la frontière, ou d’une peine d’interdiction du territoire,« ne peut quitter immédiatement le territoire français ». La loi du 24 avril 1997 a ajouté à ces quatre hypothèses un nouveau cas, celui de l’étranger qui, ayant fait l’objet d’une mesure de rétention « n’a pas déféré à la mesure d’éloignement dont il est l’objet dans un délai de sept jours suivant le terme du précédent maintien ». Au delà de l’énoncé de ces cas, l’article 35 bis définit les droits de l’étranger placé en rétention.
0 La situation actuelle est loin d’être satisfaisante[1]. Aucun texte ne régissant l’organisation et le fonctionnement des lieux de rétention, ceux ci ont été créés au fil des besoins et fonctionnent en pratique de manière très hétérogène. En dehors de la quinzaine de centres de rétention dits statutaires, il existe toute une série de locaux de rétention dont certains ne se distinguent guère des locaux de garde à vue, ce qui ne correspond ni à l’esprit, ni à la lettre de la législation en vigueur. Les conditions sanitaires et d’hébergement sont très variables et d’une manière générale fort médiocres. L’accompagnement social et juridique assuré dans certains centres ne l’est pas dans d’autres. Ainsi le fonctionnement pratique des lieux de rétention révèle-t-il de grandes variations des moyens et équipements. Il en résulte non seulement des différences de situation entre les étrangers retenus selon leur lieu de rétention, qui sont incompatibles avec le principe d’égalité, mais encore une mise en cause des droits et garanties reconnus par le législateur à tout étranger retenu.
0 Dans un tel contexte, la Commission nationale consultative des droits de l’homme ne peut qu’approuver l’intention du gouvernement de mettre un terme à l’improvisation en matière de rétention, de clarifier le système et d’améliorer les conditions de la rétention des étrangers. Elle salue la volonté du gouvernement de développer l’État de droit dans un domaine trop souvent encore marqué par l’ineffectivité du droit.
0 Pour autant elle n’adhère pas sans réserves à l’avant-projet de décret qui lui paraît encourir trois critiques majeures. En premier lieu, il s’abstient de toute référence au rôle de l’autorité judiciaire alors que la rétention porte atteinte à la liberté individuelle des étrangers et que la Constitution fait de l’autorité judiciaire « la gardienne » de cette liberté. En conséquence, tout local de rétention doit être accessible au juge de la rétention. En second lieu, il autorise le placement indifférencié des étrangers dans les centres ou locaux de rétention , alors que l’insuffisance des garanties offertes par les locaux de rétention exige que l’accueil dans ceux-ci soit exceptionnel, et que le placement dans les centres soit le principe. Enfin, le délai de trois ans prévu pour mettre les divers lieux de rétention en conformité avec l’arrêté ministériel fixant les équipements nécessaires à ces lieux paraît tout à fait excessif au regard de la nécessité absolue qu’il y a à améliorer les conditions de rétention, et devrait être ramené à un an.
Aussi la Commission souhaite que le gouvernement apporte à son avant-projet de décret les modifications nécessaires pour que la rétention soit assurée dans des conditions effectivement plus respectueuses des droits de l’homme.
I – Sur la présentation formelle du décret
1 – La Commission s’étonne en premier lieu qu’aucune conséquence ne soit tirée, tant dans les visas du décret qu’en matière de contreseing, du fait que la rétention administrative porte atteinte à la liberté individuelle des étrangers, c’est à dire à une liberté fondamentale.
A ce titre, elle demande que soient évoqués dans les visas les textes qui garantissent la liberté individuelle au plus haut niveau tant international que constitutionnel, à savoir d’une part, les dispositions du Pacte relatif aux droits civils et politiques (notamment les articles 9 et 10) et celles de la Convention européenne des droits de l’homme (notamment son article 5), d’autre part, l’article 66 de la Constitution qui pose le principe de liberté individuelle et charge l’autorité judiciaire de le faire respecter dans les conditions prévues par la loi.
2 – Le décret paraît en outre ignorer qu’il a pour objet de préciser les conditions de la rétention administrative définies à l’article 35 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945, et qu’il est à ce titre un règlement d’application d’une loi. Par conséquent, elle demande que soit substitué au visa de l’article 37 de la Constitution, celui des articles 21 et 34[2].
3 – Enfin, dans la mesure où l’article 35 bis de l’ordonnance de 1945 confie aux procureurs de la République un rôle essentiel dans le suivi de la procédure de rétention (ils doivent notamment être immédiatement informés de la décision préfectorale de placement en rétention et contrôler la rétention dans sa phase judiciaire par transport sur les lieux, vérification des conditions du maintien et communication du registre relatif aux personnes retenues et aux conditions de leur maintien) la Commission estime que le décret ne saurait, au vu de l’exigence de contreseing « du ou des ministres chargés de l’exécution » inscrite à l’article 22 de la Constitution, être dispensé du contreseing du ministre de la Justice qui, du fait de l’autorité qu’il exerce sur les procureurs, est un ministre « chargé de l’exécution » de ce décret.
II – Sur le dispositif général de rétention
4 – S’agissant du dispositif de rétention, le projet de décret distingue deux types de lieux de rétention : d’une part, les centres de rétention, d’autre part, les locaux de rétention qui sont des locaux de transit dans l’attente d’un transfert en centre de rétention. Outre le fait que le décret ne précise pas les critères présidant au placement d’un étranger dans un centre plutôt qu’un local, il place sur le même plan le maintien dans l’un ou l’autre de ces lieux ainsi qu’en témoigne son article 6 qui dispose que l’étranger qui fait l’objet d’une mesure de rétention peut « également être placé dans un autre local » qu’un centre de rétention.
Pourtant les conditions de la rétention ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agit d’un centre ou d’un local de rétention. Les équipements de locaux notamment sont plus sommaires, ce qui n’est pas sans incidence sur l’effectivité des droits des étrangers retenus. Le projet de décret lui même en convient qui dispose que « l’exercice effectif des droits garantis aux étrangers » doit être simplement « permis » par des aménagements de locaux (art 6 , al.4). En outre l’accès aux soins médicaux dans les locaux de rétention n’est pas prévu.
Le décret consacre donc deux systèmes de rétention qui n’offrent pas les mêmes garanties du point de vue du respect des droits de l’homme. Le placement de l’étranger dès le début de la rétention dans un centre ou un local introduit de ce fait une différence dans l’exercice de ses droits, d’autant plus préjudiciable que c’est tout au début de la rétention que se posent les principaux problèmes de défense des droits des personnes concernées.
Aussi la Commission, sans perdre de vue les contraintes inhérentes à l’organisation matérielle de la rétention, invite le gouvernement à reconnaître que la dualité de lieux induit une dualité de fait du statut juridique de l’étranger retenu, car l’effectivité des droits inscrits à l’article 35 bis n’est pas assurée de la même façon selon le lieu de rétention. Cette différenciation de fait du statut doit conduire le gouvernement à poser le principe que la rétention doit avoir lieu dans les centres de rétention.
En conséquence, la Commission estime que l’accueil dans les locaux de rétention, qui ne saurait être que temporaire, ne doit être envisagé que comme une exception étroitement encadrée et limitée au seul cas où cet accueil est absolument indispensable pour organiser le transfert de l’étranger vers un centre de rétention. Elle invite donc le gouvernement à modifier les règles de compétence territoriale, tant des juridictions administratives appelées à statuer sur les recours formés contre les arrêtés de reconduite à la frontière et les décisions administratives de placement dans un lieu de rétention, que des juridictions judiciaires appelées à se prononcer sur la prolongation de la rétention, pour que les juridictions compétentes soient celles dans le ressort desquelles est situé le centre de rétention où l’étranger retenu doit être placé[3].
Enfin, la durée très réduite de la présence de l’étranger dans un local de rétention ne saurait exclure l’intervention des représentants des associations habilités. En effet dès lors que l’avant-projet de décret lui même souligne en son article 6, alinéa 4 que « l’aménagement des locaux de rétention doit permettre l’exercice effectif des droits garantis aux étrangers retenus » et dans son article 5, alinéa 1 que l’intervention dans les centres de rétention des représentants des associations auprès des étrangers est un moyen « de concourir au plein exercice de leurs droits », la logique commande de prévoir l’accès des représentants d’associations également dans les locaux de rétention.
5 – La prise en compte par le gouvernement de ces exigences doit également le conduire à avoir une approche d’ensemble de l’implantation des lieux de rétention et à renoncer à la compétence attribuée aux préfets en la matière.
La Commission invite donc le gouvernement à prévoir l’établissement d’une carte des lieux de rétention et à décider au vu de cette carte de la création des centres de rétention. La carte des centres devrait tenir compte notamment des centres de soins ainsi que des sièges des diverses juridictions concernées par le contentieux de la reconduite à la frontière ou du placement en rétention.
III – Sur le titre I : les centres de rétention
6 – S’agissant plus précisément des centres de rétention, la Commission relève avec satisfaction certaines dispositions de nature à en améliorer le fonctionnement dans le sens d’un meilleur respect des droits des étrangers retenus. Tel est le cas du principe posé de la nomination d’un chef de centre, ou, en matière de soins, des conventions de santé prévues entre les préfets et les établissements hospitaliers afin d’organiser les conditions des interventions médicales à effectuer auprès des étrangers retenus, ou encore, en matière de respect des droits, la passation d’une convention entre le ministre et une association nationale intervenant auprès des étrangers pour déterminer les conditions de l’intervention des représentants de l’association auprès des étrangers retenus « afin de concourir au plein exercice de leurs droits ». Il est à cet égard à noter que le décret consacre le rôle essentiel des associations pour donner leur effectivité aux droits reconnus par l’article 35 bis aux étrangers retenus.
7 – En revanche d’autres dispositions suscitent des réserves de la Commission. Ainsi chaque centre est placé sous l’autorité du préfet, or le rôle de gardienne de la liberté individuelle donné par la Constitution à l’autorité judiciaire paraît exiger que tout centre soit également placé sous le contrôle du procureur de la République. Le décret devrait aussi rappeler que le chef de centre a pour mission d’assurer l’effectivité de tous les droits de l’étranger retenu consacrés par l’article 35bis.
8 – La Commission considère en outre qu’il ne doit pas y avoir un règlement par centre de rétention arrêté par le préfet, mais, comme elle l’a déjà recommandé dans son dernier avis sur le code de déontologie de l’Administration pénitentiaire à propos des règlements des établissements pénitentiaires, un seul règlement pour l’ensemble des centres de rétention qui soit établi au niveau national dans un cadre interministériel associant notamment les ministres de l’Intérieur, de la Défense, de la Justice et des Affaires sociales.
9 – Enfin, la Commission recommande une modification des dispositions de l’article 5 qui concerne « les représentants de l’association autorisée à intervenir dans les centres de rétention ». D’une part, il conviendrait de faire référence non aux « représentants de l’association », mais aux « représentants des associations » habilités .D’autre part l’habilitation donnée par le préfet aux représentants de ces associations ne doit pas être limitée comme le prévoit le décret à une durée d’un an, mais devrait être donnée au moins pour une durée de trois ans. Enfin, l’accès de ces représentants ne devrait pas être subordonné à l’autorisation du chef de centre comme le prévoit le décret (art.5,al.2), mais être, selon un principe inverse, libre, permanent et ouvert à l’ensemble des lieux de vie des personnes, sauf décision contraire dûment motivée du chef de centre.
IV – Sur le titre II : les locaux de rétention
10 – S’agissant des locaux de rétention, la prise en compte par le gouvernement du caractère exceptionnel que doit revêtir l’accueil provisoire des étrangers dans ces locaux, conduit à supprimer les alinéas 2 et 3 de l’article 6 qui permettent le maintien en rétention dans un local de rétention respectivement jusqu’à la décision du juge judiciaire de maintien en rétention ou de prolongation de la rétention (al.2) ou jusqu’à décision du juge administratif sur la décision de reconduite à la frontière (al.3)
11 – En outre, la Commission juge inutile et dangereuse la création « en cas de nécessité » de locaux de rétention non permanents « à titre transitoire et pour une durée limitée ». Elle recommande en conséquence la suppression de l’alinéa 5 de l’article 6.
[1] On rappellera à cet égard les constatations de la Cour européenne, ainsi que les observations formulées par le Comité européen pour la prévention de la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants sur les conditions d’alimentation, d’hygiène et de salubrité de certains centres de rétention d’étrangers, notamment celui de Paris.
[2] Pour la même raison, la formule « le Conseil d’État entendu » doit être substituée à celle de « après l’avis du Conseil d’État ».
[3] Il convient donc de modifier l’article R.241-3 du code des tribunaux administratifs et l’article 1 du décret n°91-1164 du 12 novembre 1991 pris en application de l’article 20 de la loi du 2 août 1989 relative aux conditions de séjour et d’entrée des étrangers en France et fixant les modalités d’application de l’article 35bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945.