On trouvera ci-après successivement une analyse disposition par disposition et une appréciation générale sur le projet gouvernemental pris dans son ensemble. N.B. : par commodité, les articles additionnels ont été référencés ci-après de « A » à « L »… sauf le premier qui n’est qu’un « chapeau ». Analyse sommaire amendement par amendement Il ajoute, après l’article 6ter du projet, un chapitre entier intitulé « Dispositions renforçant la lutte contre le terrorisme », chapitre dans lequel viennent se ranger les douze articles additionnels suivants. On remarque d’une part que l’intitulé du chapitre ne vise que le terrorisme, alors que, comme on va le voir, de nombreuses mesures ont un objet plus large (cela n’est pas en soi un facteur d’inconstitutionnalité mais témoigne de la manœuvre gouvernementale utilisant la conjoncture pour faire passer des mesures déjà envisagées et restreignant les libertés pour d’autres motifs), d’autre part que l’adjonction au projet de loi d’un chapitre entier, gros de douze articles additionnels, dont beaucoup sont qualitativement très importants voire sans précédent, dépasse les « limites inhérentes au droit d’amendement » au sens de la jurisprudence du Conseil constitutionnel (CC 86-225DC du 23 janvier 1987, Rec. page 13). On y reviendra. Il définit le cadre de l’ensemble de ces mesures, matériellement et temporellement. Matériellement, il considère que, le terrorisme étant « alimenté notamment par le trafic de stupéfiants et les trafics d’armes » et pouvant « s’appuyer sur l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication », la lutte contre ledit terrorisme suppose l’édiction de mesures visant les trafics précités. On remarquera qu’à cette aune c’est un bien plus grand nombre d’infractions qui pourraient être citées (par exemple le blanchiment), si bien que le fait que seules trois « matières connexes » aient été retenues ne s’explique pas par le souci d’exhaustivité allégué mais répond à d’autres préoccupations (de contrôle social renforcé). En toute hypothèse, il est incontestable qu’on est bien au-delà du champ des dispositions du Code pénal régissant le terrorisme, comme l’avoue d’ailleurs l’exposé des motifs (« centrer [sic] plus efficacement l’utilisation à des fins criminelles des nouvelles technologies de la communication »). Il se confirme ainsi que l’objet de la loi est bien plus large que ce qu’en a dit le gouvernement… et que l’ensemble d’articles additionnels introduit en fin de procédure législative constitue un véritable « projet dans le projet », dont la portée est très supérieure et aux autres dispositions du projet, et aux considérations officiellement avancées pour justifier son insertion, ne serait-ce qu’en ce qu’il élargit considérablement le champ de la répression du terrorisme par rapport aux dispositions actuelles du Code pénal et du Code de procédure pénale. Temporellement, il prévoit que l’ensemble des dispositions insérées s’appliquera jusqu’au 31 décembre 2003. C’est une période fort longue (plus de deux années) ; or, aucune motivation de ce choix n’est indiquée, ce qui donne aux dispositions en cause une portée excessive ratione temporis compte tenu de l’exigence de proportionnalité des restrictions des libertés aux (menaces de) troubles avéré(e)s à l’ordre public. On remarquera que l’exposé des motifs se borne à invoquer « une situation nouvelle qui a conduit à réévaluer la menace terroriste », sans autre explication ni sur la nature ou l’ampleur nouvelle de cette menace en France ni sur sa durabilité. Il concerne les contrôles d’identité et les visites de véhicules. On note qu’il vise les infractions en matière d’armes et d’explosifs (ce qui se conçoit aisément) mais aussi en matière de trafic de stupéfiants, alors qu’on ne saurait sérieusement soutenir que le trafic de stupéfiants a pour seule ou même pour principale raison de financer le terrorisme : il se confirme que la portée des mesures en cause dépasse de loin la conjoncture invoquée pour les justifier. On note également d’une part qu’il s’agit de l’ensemble du véhicule (et non de la seule ouverture des coffres), c’est-à-dire notamment des documents qui pourraient s’y trouver quelle qu’en soit la nature ; d’autre part, que contrairement à ce que soutient l’exposé des motifs, la présence du propriétaire ou d’un tiers indépendant n’est nullement nécessaire (puisqu’il suffit d’invoquer, sans autre précision, des « risques particuliers » pour s’en passer). Or, le Conseil constitutionnel a censuré des dispositions autorisant de telles visites notamment en raison du caractère trop général des cas dans lesquels ces pouvoirs pouvaient s’exercer, en-dehors de la mise en vigueur d’un régime légal de pouvoirs exceptionnels et sans qu’une infraction ait été commise (décision 76-75DC du 12 janvier 1977, Rec. page 33). Alors même qu’à la différence de la loi ainsi censurée en 1975 (décision 94-352DC du 18 janvier 1995, Rec. page 170) ces opérations sont requises par le procureur de la République, il y a là une atteinte d’une portée considérable à la liberté individuelle et notamment au respect de la vie privée, dont l’ampleur dépasse de loin les nécessités de la lutte contre le terrorisme compte tenu des cas dans lesquels cette atteinte est désormais autorisée. On sait au surplus que le procureur de la République ne sera pas plus en mesure de vérifier la nécessité des mesures que la police lui demandera de requérir qu’il ne l’est par exemple de surveiller efficacement les conditions du recours à la garde à vue, si bien que la garantie que représente apparemment son intervention est dépourvue d’effectivité. Il concerne le nouveau régime des perquisitions, désormais possibles… au stade de l’enquête préliminaire, sur autorisation du juge des libertés et de la détention. Là encore, la garantie théorique que représente l’intervention de ce magistrat sera dépourvue de portée pratique, dès lors qu’il statuera au vu des seules données fournies par les services de police et sans débat contradictoire. On note qu’il devient possible de perquisitionner de nuit tout local autre que d’habitation, c’est-à-dire notamment les sièges d’associations, de syndicats, de partis, etc., et cela non seulement pour les infractions « terroristes » mais aussi pour les infractions en matières d’armes… et de stupéfiants, y compris pour la simple détention de stupéfiants, ce qui donne une idée de l’étendue du champ d’application de la dérogation au régime général des perquisitions. On remarque en outre que l’exposé des motifs fait ici preuve de franchise en indiquant qu’il s’agit d’introduire le recours aux perquisitions au stade de l’enquête préliminaire « pour certaines infractions portant particulièrement atteinte à la sécurité publique […] en raison de leur gravité intrinsèque » et non pas seulement « parce qu’elles peuvent constituer les prémisses d’actes de terrorisme ». Manifestement, la conjoncture a fourni l’occasion de faire accepter plus aisément une mesure envisagée antérieurement et bien plus généralement. Il s’agit ici des visites de personnes, de bagages, etc., dans l’enceinte des zones aéroportuaires (article additionnel D) et portuaires (article additionnel E). On remarque que des agents de sécurité privée, certes agréés par le préfet et par le procureur de la République, mais appartenant non seulement au personnel des aéroports et des compagnies aériennes mais également à celui d’entreprises spécialisées dans la « sécurité privée », pourront désormais procéder à des « palpations de sécurité » avant l’embarquement. L’exigence du consentement de la personne ne constitue évidemment pas, dans le contexte, une garantie suffisante, dès lors qu’on imagine aisément les conséquences d’un refus de consentement. En toute hypothèse, l’amendement gouvernemental autorise tout bonnement la privatisation d’un aspect particulièrement contraignant de l’exercice du pouvoir de police. Il autorise là encore des agents de sécurité privée, habilités et agréés cette fois par le seul préfet, à procéder à des inspections et fouilles de bagages et à des « palpations de sécurité » « en cas de circonstances particulières liées à l’existence de menaces graves pour la sécurité publique ». On note que c’est le seul article additionnel prévoyant une telle condition, ce qui établit a contrario le caractère excessivement « général et absolu » d’autres mesures (notamment celles que prévoient les articles additionnels B et C : contrôles d’identité, visites de véhicules, perquisitions) ; mais la condition est formulée en termes trop généraux, l’exposé des motifs mentionnant les cas de « matches à risque » (sic) et d’« entrée de certains lieux recevant du public »… ce qui peut par exemple s’appliquer à un hypermarché ou à un centre commercial. On imagine aisément les conséquences de l’application de cette privatisation des fouilles à corps, c’est-à-dire de leur réalisation par des agents de sécurité d’entreprises commerciales, dans des quartiers dits « sensibles ». A l’évidence, les effets inévitables de la mesure vont à l’encontre du but recherché de maintien de l’ordre public. Il institue une procédure d’enquête administrative préalable à l’autorisation d’accès à des « zones protégées » telles que les enceintes aéroportuaires, les centrales nucléaires, etc. Ces enquêtes pourront donner lieu à la consultation « des traitements de données personnelles gérés par les services de police judiciaire ou de gendarmerie, y compris pour les données portant sur des procédures judiciaires en cours », et non pas seulement d’extraits de casier judiciaire. L’exposé des motifs indique qu’il s’agira ainsi de tenir compte de l’appréciation portée par les services de police de « l’honorabilité » et de la « moralité » des personnes concernées. L’imprécision et la généralité de ces références conduit à s’interroger sur les risques d’arbitraire dans la mise en œuvre des critères d’autorisation d’accès aux zones concernées. Il institue une dérogation à l’obligation faite aux opérateurs de télécommunications « d’effacer ou de rendre anonyme toute donnée relative à une communication dès que celle-ci est achevée », c’est-à-dire à une garantie fondamentale du secret des communications privées. Les opérateurs pourront en effet être contraints par décret en Conseil d’État pris après avis de la CNIL de conserver pendant un an des données permettant l’identification des personnes utilisatrices des services de télécommunications et établissant les caractéristiques techniques des communications en cause ; en revanche, le texte exclut les données relatives à leur contenu… tout en se référant à la « nature » des communications sans autre précision, ce qui conduit à se demander comment la « nature » d’une communication pourra être déterminée indépendamment de son contenu, la réponse à cette interrogation étant renvoyée au décret (alors qu’elle intéresse de toute évidence la garantie du secret des communications). On note surtout que, contrairement à ce que soutient inexactement l’exposé des motifs, cette dérogation à une obligation particulièrement fondamentale est prévue « pour les besoins de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions pénales » de toute nature et non pas seulement en matière de terrorisme : à nouveau, la conjoncture est instrumentalisée pour modifier radicalement le régime d’une liberté constitutionnellement garantie. L’article I concerne le décryptage des données saisies au cours d’une enquête ou d’une instruction qui pourra intervenir par « recours aux moyens de l’État soumis au secret de la défense nationale », par l’intermédiaire de l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication. Quant à l’article J, il oblige les prestataires de cryptologie à remettre aux agents habilités à intercepter des communications les conventions permettant le déchiffrement des données… et, le cas échéant, à mettre en œuvre eux-mêmes ces conventions, le tout sous peines d’emprisonnement et d’amende. Il est permis de s’interroger sur l’application de sanctions pénales à des prestataires qui n’auront pas réussi à décrypter lesdites données sauf à ce qu’ils « démontrent qu’ils ne sont pas en mesure » de le faire : le renversement de la charge de la preuve paraît ici contraire à un principe fondamental de procédure pénale. Cet article institue des procédures de « télé-audition », « télé-interrogatoire » et « télé-confrontation »… et même de « télé-assistance » de la personne interrogée par un interprète, le tout pouvant intervenir dans le cadre de l’entraide entre autorités françaises et étrangères (sans aucune restriction tenant à l’existence de garanties du respect des droits fondamentaux dans l’État étranger concerné). Concrètement, seraient ainsi possibles le « télé-interrogatoire » par exemple d’un « terroriste » kurde dans une prison turque… ainsi que la fourniture d’un « télé-interprète » se substituant à la présence physique de l’interprète aux côtés de la personne qu’il assiste. On mesure l’étendue des atteintes aux droits de la défense que ces dispositions autorisent, sans qu’il soit démontré que la situation actuelle en matière de terrorisme en impose en quoi que ce soit l’instauration : leur conformité aux dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme suscite pour le moins de fortes interrogations. Il s’agit tout bonnement d’un « cavalier législatif » relatif à la mise à disposition des bureaux de tabac de « kits » de pièces en euros… « cavalier » dont la présence achève d’éclairer sur l’utilisation qui est faite par le gouvernement d’un contexte tournant ici au prétexte. Appréciation générale Les mesures prévues dans les treize articles additionnels insérés par le gouvernement après CMP dépassent de toute évidence les limites du droit d’amendement telles que les a fixées la jurisprudence précitée du Conseil constitutionnel. Il s’agit là d’un véritable détournement de procédure constitutionnelle, qui fait l’économie d’une information convenable du Parlement (pas d’exposé des motifs de l’ensemble du texte), de la consultation préalable du Conseil d’État prévue par l’article 39 de la Constitution (et de la consultation de la CNCDH qui s’imposait à l’évidence compte tenu de la gravité des restrictions des libertés prévues par le texte), de la discussion approfondie que permet l’examen parlementaire d’un projet de loi (débat en commission, navette non tronquée, plein exercice du droit d’amendement par les parlementaires qui n’est plus possible à ce stade de la procédure). On ajoutera que manifestement le gouvernement a compté sur un consensus entre groupes parlementaires pour faire échapper son texte à tout contrôle de constitutionnalité, ce qui ne peut que choquer au regard de l’importance dudit texte. Sur le fond, en effet, les mesures proposées sont manifestement disproportionnées à l’état réel de la situation, alors qu’aucun trouble de l’ordre public n’est intervenu et qu’aucune menace d’attentat n’a visé la France, à la différence de la situation de 1995-1996 par exemple. La portée de ces mesures est même incontestablement disproportionnée au but allégué par le gouvernement, dès lors que nombre d’entre elles ne visent pas seulement les actes terroristes mais des ensembles d’infractions infiniment plus vastes (articles additionnels B et C), voire toute infraction (articles additionnels H, I, J et K). Pis encore, ces mesures s’appliquent alors même que non seulement aucune infraction n’a été encore commise, mais qu’aucune instruction n’a même été ouverte, et ce en-dehors de toute hypothèse de flagrance. Au surplus, ni les dispositifs ni les exposés des motifs ne précisent en quoi que ce soit l’existence de menaces spécifiques et graves visant notre pays et justifiant de telles atteintes à des principes fondamentaux de la procédure pénale et de la garantie des libertés fondamentales. Le choix d’une très longue durée d’application de ce qu’il faut bien qualifier de régime d’exception ne fait pas davantage l’objet d’un commencement de justification. A l’exception de l’article additionnel F, on ne trouve même pas de conditionnalité relative à l’existence de circonstances particulières. Dans ces conditions, la gravité des atteintes portées à la liberté individuelle, à la protection de la vie privée, à la liberté d’aller et de venir, au secret des communications ou encore aux droits de la défense oblige à poser la question de la constitutionnalité non seulement de l’initiative gouvernementale compte tenu de la forme qu’elle a prise, mais aussi du fond des dispositions soumises au vote du Parlement. Mais il y a plus. Alors que l’opinion est troublée par l’amplification médiatique des risques et des menaces découlant des attentats de New York et de Washington (en particulier quant aux menaces de « bioterrorisme » sur le territoire français), il convient de se garder de toute dramatisation inutile et notamment de ne pas ajouter à ce trouble des facteurs de tension superflus. De ce point de vue, le bouleversement de la vie quotidienne qui résulterait de la conduite d’opérations systématiques de fouilles des véhicules et de fouilles « à corps », en-dehors de toute infraction et y compris par des « polices privées » dans de très nombreux lieux publics (commerces, stades, etc.), paraît non seulement contre-productif de l’avis même des personnels chargés du maintien de l’ordre (qui remarquent publiquement que de telles mesures peuvent certes faire diminuer la « délinquance ordinaire » mais seront sans effet réel sur un risque terroriste) mais générateur de troubles accrus dans l’opinion et de perturbation dangereuse de la cohésion sociale. Qui peut en effet ignorer, alors que le seul résultat tangible du renforcement du plan Vigipirate a été d’augmenter de 30% le taux de remplissage des centres de rétention, que l’application de ces mesures prendra inévitablement une forme non moins discriminatoire que la pratique actuelle des contrôles d’identité dans les banlieues ? Chacun sait d’avance qui sera, en pratique, prioritairement l’objet des fouilles à corps et des visites du contenu des véhicules. Alors que, très légitimement, les pouvoirs publics mettent l’accent sur la nécessité vitale de proscrire tout amalgame entre terroristes et personnes appartenant à la communauté musulmane ou issues de pays dits arabes, la généralisation de « contrôles au faciès » serait non seulement inefficace au regard de l’objectif annoncé mais lourde de périls particulièrement graves dans le contexte actuel. De ce point de vue aussi, le caractère excessif des mesures soumises, sans consultation préalable (notamment de la CNCDH et du Conseil d’État), au vote du Parlement est extrêmement préoccupant.
2001 – RAPPORT ANNUEL – Analyse du projet de loi sur la sécurité quotidienne – 23 octobre
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Articles additionnels D et E
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Article additionnel H
Articles additionnels I et J
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