L’Europe, « petit cap du continent asiatique », est moins une réalité géographique qu’un acquis de l’histoire : d’abord identifiée à la Chrétienté (face aux enseignements et aux défis arabe puis turc), ensuite Europe des États (modelée par l’instable équilibre des puissances), puis des nationalités, enfin des nationalismes… et des impérialismes. Car cette histoire fut pour une grande part celle de conquérants voire de prédateurs : des Croisades à la colonisation en passant pas les grandes découvertes, l’Europe est devenue pendant quatre siècles le centre mondial dominant de pouvoir et de culture. Mais la Première guerre mondiale, « guerre civile européenne », sonna le glas de cette prépondérance, et le monde bipolaire dont accoucha la Seconde fut dominé par deux puissances dont chacune était liée à l’Europe par l’histoire ou par la géographie, mais dont aucune n’était vraiment européenne. C’est dans ce monde et dans ce jeu qu’a été pensée la « construction européenne », arme et pilier d’un des deux pôles. Mais ce jeu est périmé : les mobiles tactiques initiaux ayant perdu tout sens, cette construction cherche une raison de plus d’être essentielle et s’interroge donc sur son « identité ».
Parce que toute identité est essentiellement externe, la question se pose en termes de frontières, de voisinages et de cousinages, donc de limites de l’élargissement à l’Est et au Sud-Est. Et elle se pose dans un monde ouvert, mobile, incertain, dont les équilibres sont plus instables que jamais, travaillé qu’il est par le dilemme entre Procuste « globalisateur » et combats défensifs et souvent désespérés pour le maintien, précisément, d’identités menacées.
Il ne s’agit plus aujourd’hui de dominer la planète : l’Europe le voudrait-elle encore qu’elle ne le peut plus. Il s’agit en revanche de savoir que faire de l’universalisme, européen d’origine mais universel par construction : n’était-ce que le cache-sexe des empires ou leur survit-il efficacement dans le discours européen ? est-ce la base d’un « contrat social mondial » envisageable ou au contraire une vision de l’humanité indissociable du terreau où elle a pris racine ?
Il s’agit encore d’un modèle de civilisation cherchant à conjuguer l’efficace et l’humain, la liberté et l’égalité, le marché et la solidarité. Car si la promotion de l’universalisme n’exige pas que l’Europe s’unisse, en revanche ce modèle de société, jusqu’ici simple produit de la convergence historique de politiques nationales, n’a d’avenir qu’au prix d’une intégration substantielle ; or, depuis 45 ans, l’intégration européenne a plus contribué à le déconstruire qu’à le promouvoir.
Renverser cette tendance, légitimer et clarifier les politiques publiques européennes qu’il suppose : c’est l’enjeu des deux ou trois années qui viennent, car à défaut l’élargissement sera dilution… comme le souhaitent certains Etats membres dont un de premier plan, qui fait de cette échéance un test de cohésion décisif.
L’identité européenne ne peut être qu’ouverte sur l’Universel : la forteresse n’est ni plus acceptable ni d’ailleurs plus réalisable aujourd’hui que l’empire. Elle pourrait se réclamer ici de Montesquieu : « si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au Genre humain, je la regarderais comme un crime ».
Mais cette identité ne peut se résumer pour autant à l’acceptation d’une standardisation du monde sur des bases étrangères aux valeurs qui émergent de son histoire. Entre Charybde « globaliste » et Scylla nationaliste, la responsabilité des gouvernants européens est considérable : l’Europe perdrait aussi sûrement tout sens en détruisant sa chair, c’est-à-dire sa diversité de cultures, de structures politiques, administratives et sociales, bref de nations et d’Etats qui ont constitué le cadre historique d’épanouissement de la démocratie et de la citoyenneté, qu’en se crispant sur ces structures postulées indépassables alors que si nécessaires qu’elles demeurent, elles ne suffisent plus à assurer sa survie.
Ainsi l’identité européenne ne peut-elle se définir que dans la déclinaison d’appartenances multiples, dans l’articulation d’une société politique et d’une citoyenneté en construction avec celles (nationales mais aussi régionales et locales) qui en resteront les bases, et dans l’ouverture au monde sans dilution dans le globalisme.