Bravo l’artiste !
Michel Tubiana – Télérama – 20 août
Il est des textes qui transportent de plaisir. Parce qu’ils sont beaux, parce que l’on aimerait les avoir écrits et que l’on a du bonheur, le mot n’est pas trop fort, à les lire, et même à les dire, encore et encore. Charlie Chaplin est un artiste qui fait rire les États-Unis et le monde entier depuis 1914, quand, en 1940, éclatent sur les écrans des peuples libres les images du dictateur. Au-delà de l’ironie destructrice à l’égard de Hitler, de Mussolini et de leur politique, Charlie Chaplin offre le contrepoint de cette vision du monde qui a fait écrire à René Char « à cette échelle, notre globe ne serait plus, ce soir, que la boule d’un cri immense dans la gorge de l’infini écartelé. » Le discours du petit coiffeur juif du ghetto s’écarte de la dérision ravageuse dont sont l’objet Hynkel et Napolini pour atteindre, lui aussi, la dimension d’un cri immense mais d’une tout autre nature, celle d’une humanité sortie de l’obscurité. La parole finale de Charlie Chaplin est prodigieuse parce qu’elle projette un autre avenir que celui que le monde connaît, et parce qu’elle résume, encore aujourd’hui, en quelques minutes, tous nos espoirs : la revendication de la liberté comme primat de l’Homme, le refus du racisme, la foi en un progrès qui profite à tous, la vie en démocratie, le rejet de la rapacité de certains et enfin, la fraternité. Il jette aussi le discrédit sur les sociétés qui font de l’argent leur maître mot et il milite pour l’abolition des frontières. Même le devoir de révolte n’est pas oublié quant Charlie Chaplin en appelle aux soldats : « ne combattez pas pour l’esclavage, combattez pour la liberté ». Ces six minutes d’humanité vont plus loin que le combat contre le nazisme, elles appellent à un autre monde, car Charlie Chaplin n’est pas dupe : si Hitler peut exister, c’est aussi que le monde dans lequel vit Charlie Chaplin porte en lui d’autres dictateurs et d’autres dictatures. En si peu de mots (662 si le compte est bon), Charlie Chaplin dit ce que nous combattons, pourquoi nous le combattons et quelle est l’alternative que nous voulons. Charlie Chaplin nous fait rêver. Non en créant l’illusion, mais en nous amenant à imaginer comme possible un autre avenir. Les mots s’enchaînent alors pour aller au-delà du simple monologue cinématographique; ils échappent à l’image qui les porte et deviennent un chemin que l’on a envie de suivre jusqu’au bout. Venant de celui qui s’excuse de ne pas vouloir être empereur, les mots prononcés par le petit homme sanglé dans son uniforme acquièrent la force d’une prière laïque. Et si ce monde là, celui de Hannah, celui vers lequel elle lève les yeux, était possible ? Charlie Chaplin nous en convainc et nous en fait responsable. Comme tous les grands textes qui subsistent dans la mémoire des hommes, celui-ci reste ancré en nous parce qu’il exprime nos sentiments les plus profonds. On s’en doute, derrière les rires des spectateurs, il en fut d’autres plus grimaçants, moins élogieux ou franchement hostiles. L’isolationnisme des États-Unis était encore bien vivace et la critique de l’argent roi avait des relents de « propagande rouge » ; faut-il s’étonner, dans ces conditions, qu’anticipant sur le maccarthysme dont il sera une des victimes, Charlie Chaplin soit cité dès 1939 devant la Commission des activités anti-américaines ? Hollywood, qui lui devait tant, ira jusqu’à effacer son nom de la promenade des célébrités. Qu’en l’espace de 20 ans, cet homme soit ainsi objet de la vindicte des dictateurs, puis du rejet d’une société incapable du moindre regard autocritique, montre à quel point son discours d’homme libre peut être dérangeant. Plus de 50 ans après, la dernière parole de l’homme à la moustache n’a pas vieilli. Hitler est mort, il reste encore à faire…