Éditorial : « Au-delà de la mobilisation … »
Nous avons eu peur. Ce 21 avril au soir, nous avons vu défiler dans nos esprits les images d’une culture mutilée, de nos libertés éradiquées, du racisme triomphant. Certains, plus anciens, ont sans doute vu se raviver dans leur mémoire le souvenir de temps encore plus odieux. Nous avons vu qu’effectivement « impossible n’est pas français », jusqu’au plus nauséabond exemple qu’il soit possible de donner.
Bien sûr, les responsabilités existent, elles sont nombreuses et variées. Elles ne pèsent pas seulement sur l’atonie du discours politique et des hommes et des femmes qui le portent. Elles pèsent aussi sur nous, sur l’ensemble du monde associatif ou syndical, qui n’a pas su ou pas pu endiguer le danger. Mais le 22 avril, il fallait faire face : ne pas se contenter de désigner les coupables et de crier au sacrilège, mais dresser un premier rempart. De ces remparts que, parfois, l’on doit dresser de manière manichéenne en traçant la frontière entre ce qui est tolérable et ce qui est intolérable. Que l’on appelle cela les valeurs républicaines ou autrement, peu importe ; il s’agissait de dire tout simplement que la présence de Jean-Marie Le Pen le 5 mai 2002 est un point de non-retour. Aller plus loin, admettre simplement que l’extrême droite puisse être un parti de gouvernement, c’est mettre en cause la légitimité même du processus démocratique. Le choix s’imposait alors de lui-même, tant il est vrai que l’histoire nous a appris à ne pas attendre que les libertés soient défaites pour les défendre.
Nous avons été de ceux qui ont appelé à utiliser le bulletin Chirac pour en faire un référendum contre Le Pen. Cela ne signifiait nullement « se prostituer » au profit d’un homme dont le parcours politique n’a été que très rarement en phase avec les préoccupations de la LDH. C’était encore moins lui décerner un quelconque brevet d’honorabilité, à quelque titre que ce soit. Nous avons simplement signifié que nous ne voulions pas d’un homme et d’un parti qui revendiquent à voix haute le racisme, la xénophobie et l’intolérance. Que Jacques Chirac ne soit pas indemne de quelques propos inacceptables n’y change rien : il n’a pas prévu d’abolir la loi de 1972 sur le racisme, ni de modifier les conditions de naturalisation ou d’abolir la Sécurité sociale. Et il n’en sera pas autrement lors des élections législatives, où nous devons faire battre non seulement les candidats de l’extrême droite, mais aussi ceux qui leur sont associés.
Certes, cela n’a pas été sans que nombre d’entre nous ressentent le dérisoire d’une situation où l’on a vu les bureaux de vote majoritairement tenus par des assesseurs qui avaient soutenu des candidats éliminés ; au point que quelqu’un a demandé au maire d’une grande ville de mettre en place une cellule de soutien psychologique pour ceux qui, comme lui, comme nous, ressentaient un début de dérèglement mental ! Le résultat n’en est que plus méritoire : 82 à 18, le score est significatif. Il est le produit d’une mobilisation magnifique qui a dépassé, à quelques exception près, les intérêts politiques immédiats pour faire prévaloir les principes essentiels de la République.
De ce résultat-là, nous pouvons être fiers ; nous devons aussi en être amers. Si nous avons su dire non, nous n’avons pas su éviter d’avoir à dire non. Et je crains que certains, passée la peur de l’instant, ne comprennent pas la dimension de l’enjeu. Ce n’est pas en critiquant la multiplicité des candidatures au premier tour de l’élection présidentielle que l’on expliquera le taux d’abstention qui a prévalu le 21 avril, et encore moins le score de Jean-Marie Le Pen. Le danger est là, bien présent, tant il est vrai que les digues sont fragiles – pas seulement en France, puisqu’une grande partie de l’Europe est concernée. Il faudra aller au-delà de quelques propositions quantitatives pour reconquérir ceux qui se perdent dans un imaginaire politique qui occupe la place laissée par d’autres devenus silencieux. De cela, il nous faudra débattre, plus largement qu’au sein d’une association ou d’un parti, en réunissant tous ceux qui souhaitent construire un autre projet, qui souhaitent que jamais, plus jamais, nous n’ayons à voter pour un adversaire afin de combattre notre ennemi.
Introduction au dossier : « Et demain ? », Michel Tubiana
Le choc du 21 avril, si violent fut-il, n’est pas un exemple isolé en Europe. Partout l’extrême droite y progresse sur le déficit du débat politique. La faire reculer, c’est remettre au cœur de la discussion des thèmes qui en ont été cruellement absents : la construction européenne, la mondialisation et les dérèglements sociaux et économiques qu’elle engendre, la place de chacun dans la société. C’est redonner à chaque citoyen les moyens de décider et d’agir sur son avenir.
Que faire? Cette question, déjà formulée au début du siècle dans un tout autre contexte, renferme toute la dimension des problèmes qui nous sont posés. Inutile de revenir sur le constat : l’idéologie d’extrême droite est bien présente et elle ne disparaîtra pas demain. Bien plus, elle s’expose sans fausse honte : on finirait par dire qu’elle pose de bonnes questions et offre des réponses qui méritent d’être discutées comme tous les autres programmes politiques. On peut – on doit – le regretter, on peut rechercher les responsabilités de cette situation ; on doit aller au-delà, tant il est vrai que ressasser le constat ne serait que la manifestation de notre impuissance. Bien sûr, nul ne détient de recettes, et ceux qui croient détenir une vérité absolue qui permettrait de juguler ce danger que l’on sent de plus en présent font preuve, au mieux, d’un optimisme béat et, au pire, de certitudes qui n’apportent rien. Ce sont donc, plus que des solutions, quelques interpellations qui méritent d’être lancées.
A l’inverse de la campagne présidentielle dans laquelle ce sujet a été totalement absent, nous ne ferons pas l’économie d’un débat sur l’Europe. Celle-ci étant un fait qui pèse sur la vie quotidienne de tous les Européens et même, au-delà, qui a des conséquences sur les peuples des autres continents, nous ne pouvons nous contenter de prôner un retour aux souverainetés nationales. Il ne s’agit nullement de nier l’existence des peuples et des nations et de ramasser le tout dans une sorte de magma indéfini qui aurait pour nom « les Européens ». Nous savons bien qu’une démarche européenne ne peut être viable que si elle prend en compte les réalités de l’Histoire et celles d’aujourd’hui. La question n’est donc pas tant de savoir si nous voulons de l’Europe, mais de quelle Europe nous voulons. Et cette question suppose que nous répondions à trois interrogations. Pouvons-nous admettre une citoyenneté qui se trouve limitée, voire niée, par des institutions dans lesquelles les appareils d’État sont les seuls maîtres à bord, la représentation parlementaire étant réduite à un rôle de figuration ? Devons-nous continuer à juxtaposer les forces politiques, syndicales et associatives de chaque pays ou au contraire promouvoir, avec la plus grande volonté, des forces transnationales qui offrent des perspectives dégagées du jeu habituel des rapports d’intérêts purement nationaux ? Quels doivent être les axes d’une politique européenne qui affirme la primauté du Politique sur l’économie et qui éloigne les dangers d’un libéralisme de plus en plus débridé? A force d’abandonner ce débat en jachère, on laisse se développer une Europe éloignée des citoyens, peu soucieuse des droits de chacun et qui devient l’ennemi tout désigné de ceux qui n’offrent comme alternative que la beauté des « neiges d’antan ».
Si la question de la démocratie se pose en Europe, elle se pose également en France. Là aussi, nous ne pouvons continuer à penser comme si la réalité était celle de la IIIème République. Nous ne pouvons vivre la démocratie et la faire vivre en ignorant les évolutions qui ont eu lieu ou qui se déroulent sous nos yeux : de l’allongement de la durée de vie à l’élévation, dans nos pays, du niveau culturel en passant par l’irruption de moyens techniques consacrant des possibilités d’expression individuelle jusqu’alors inconnues, ces faits, et quelques autres, nous contraignent non à nier la démocratie, mais à en penser autrement le fonctionnement. Comment et dans quels lieux se détermine l’intérêt général? Comment concilier l’irruption de revendications de plus en plus parcellaires et l’intérêt général? Comment traduire en termes politiques et institutionnels la possibilité grandissante dont dispose chacun d’entre nous d’exprimer individuellement ses désirs ?
Quelle régulation économique ?
La démocratie ne se borne pas aux institutions et au rapport au politique : elle inclut, au même titre, la possibilité pour chacun de trouver une place sociale, de voir ses besoins assurés et ses espoirs respectés. Au-delà du problème du chômage, déjà lourd en lui-même, une démocratie peut-elle continuer à se développer en acceptant qu’environ dix millions de personnes vivent dans des situations de précarité qui vont de l’extrême exclusion au travail qui permet tout juste de survivre ? Déguiser cette réalité par une présentation statistique qui nous dit que le seuil de pauvreté représente 90 % du SMIC, et donc qu’au-delà de ce revenu minimum, il n’y a plus de problème, c’est permettre au Front national de prospérer pendant encore longtemps. Au-delà des aspects quantitatifs, cela suppose de s’interroger sur les types de régulation économique que nous voulons.
Cette réalité a d’autant plus de conséquences qu’elle s’inscrit dans le cadre d’une mondialisation qui, là encore, mérite qu’on dépasse le constat de ses méfaits et que l’on s’interroge sur les solutions à apporter. Quelles régulations économiques internationales faut-il construire, voire imposer ? Comment faire des États, mais aussi des peuples, les acteurs et non les sujets d’une communauté internationale qui n’est aujourd’hui rien moins qu’inexistante ? L’Europe est-elle, pour ce qui nous concerne, une réponse adéquate ? Les effets pervers de la mondialisation, ce ne sont pas seulement les dérèglements sociaux et économiques qu’elle provoque, c’est également la perception individuelle de la place de chacun qui est remise en cause.
Un autre modèle social
L’exemple le plus clair du mélange détonant que peuvent produire la mondialisation d’aujourd’hui et les situations de précarité que nous connaissons, c’est le mal-être, l’impossibilité ressentie par des millions de personnes de se situer au sein de l’espace géographique et culturel où elles vivent : si la diversité culturelle de nos sociétés est devenue une réalité, la capacité de vivre cette diversité pour ce qu’elle est, un enrichissement, n’est pas au rendez-vous. Quelles sont les politiques à mettre en oeuvre pour traduire concrètement le fait que, quoique l’on fasse, les mouvements de population se poursuivront et que l’intégration ne peut se résumer à l’uniformité ou à l’affirmation abstraite d’une égalité des droits démentie dans la pratique ? Nous ne pouvons plus nous contenter d’un modèle qui, sans être périmé, n’a pas les moyens de son ambition et dont les modalités doivent être revues.
A ce « que faire? » qui résonne dans nos esprits, nous ne pouvons répondre qu’en construisant un projet politique. Car au fond, et on doit le dire avec force, tout cela ressortit au débat politique et c’est bien le déficit constaté en ce domaine qui permet à des imaginaires mortifères et anciens de retrouver droit de cité. Si, comme le dit la Déclaration de 1789, la citoyenneté est la garantie des droits de l’Homme, il nous reste à faire vivre, là où nous guident nos choix individuels, un débat politique plus que jamais nécessaire à l’existence de la démocratie. Faisons de la politique, c’est un impératif.