23 juin 2004 : lettre à monsieur Finkielkraut

Monsieur Alain Finkielkraut

Paris, le 22 juin 2004

Monsieur,

J’ai pris connaissance des termes de l’interview que vous avez donné le 7 juin 2004 à Monsieur Aphatie, journaliste à RTL.

Vous y mettez en cause la Ligue des droits de l’Homme à propos d’un rapport qu’elle a publié sur les incidents qui se sont produits au Lycée Montaigne.

Vous évoquez le fait que la LDH aurait considéré comme des « cruautés de cour de récréation » certains faits subis par un enfant juif, qu’elle aurait considéré cela comme pas si grave puisque les auteurs ne comprenaient pas le sens du mot antisémitisme. Vous évoquez, à ce propos, le fait que cet enfant juif aurait été amené à se rendre trois fois aux urgences en raison des violences qu’il subissait.

Ce rapport, selon vous, aurait préparé la décision du Tribunal Administratif qui a réformé la décision d’exclusion prise par le rectorat à l’encontre des deux enfants mis en cause.

Ce rapport et cette décision seraient très graves « parce que les Juifs français sont en train de perdre la confiance qu’ils avaient dans leur pays ».

Ce résumé du rapport de la LDH relève de la falsification.

Tout d’abord, je vous mets au défi de prouver que cet enfant s’est rendu trois fois aux urgences en raison des violences subies.

Aux termes des certificats médicaux produits par ses parents, la victime s’est rendue une première fois à l’hôpital en raison d’un accident en cours d’éducation physique ce qui n’avait rien à voir avec les faits en cause. Elle s’est ensuite rendue chez un médecin qui a constaté diverses traces attestant de violences, 9 jours après avoir été changée de classe et alors que personne, y compris l’intéressé, soutient que des violences ont eu lieu après ce changement de classe.

Cette inexactitude n’a rien d’essentiel, mais elle démontre que vous n’avez pas enquêté, ce qu’il aurait été préférable de faire. A l’inverse de ce que vous semblez laisser croire, le rapport de la LDH confirme l’existence de violences et en tire toutes les conséquences :

C’est ainsi que, dans sa déposition auprès des services de police, le 3 décembre 2003, le proviseur du lycée Montaigne déclarait :

…J’ai été amené à entendre 12 ou 13 enfants âgés de 11 ans. Il en ressort que C était bien devenu la tête de turc de la classe. L’objet d’un acharnement de certains camarades avec qui il était en primaire. Certains ont reconnu l’avoir traité de minus et de nain. A partir du 7 octobre les choses se sont aggravées. C a commencé à être insulté de manière antisémite. Il avait déjà été bousculé, victime de croche pied. Il a finalement été poussé dans les escaliers ce qui était plus grave. Un élève a reconnu ces derniers faits et doit le redire devant les parents aujourd’hui. Un autre a reconnu avoir provoqué la chute dans une flaque d’eau. Un troisième a reconnu hier soir devant les parents avoir traité C de « sale juif ». Les parents s’en finalement montré très honteux. L’enfant était intimidé et il ne s’est pas exprimé spontanément. Il s’agit de B. les faits de violence les plus importants sont ceux de A. Il l’a reconnu l’avoir tiré par son cartable et projeté dans le mur du pallier.

L’audition par le proviseur de plus d’une dizaine d’enfants, le fait que plusieurs d’entre eux (dont A et B) aient effectivement reconnu qu’ils s’en étaient pris à C confirment que C, pour reprendre le propos du proviseur, était devenu « le bouc émissaire » de la clase.

Dans ce contexte, la responsabilité de A et B, dans tout ou partie des violences subies par C, ne paraît pas contestable. Il importe peu que d’autres aient participé à ces faits ou que le témoignage d’un élève relativise les violences commises par A au motif que ce dernier aurait été provoqué par C (commentaires ironiques sur leurs notes respectives en français et en mathématiques). (page 7 du rapport)

Quant à la mention de « cruautés de cour de récréation », vous en déformez le sens en tronquant le paragraphe cité et en le sortant de son contexte :

Dans la réalité, les membres de la commission regardent ces faits comme des « cruautés de cour de récréation » dont a été victime un enfant transformé un tant soit peu en « souffre douleur » d’un groupe d’élèves (et non seulement de A et B). A cela se sont ajoutées, sur une courte période, des injures antisémites proférées par l’un d’entre eux.

Enfin, le propos des élèves A et B, rapportés par plusieurs de leurs professeurs auxquels ils avaient demandé ce que signifiait « antiseptique » (sic), illustre assez bien les limites d’une accusation pure et simple d’antisémitisme.

Afin de ne pas laisser place à une quelconque interprétation de ce qui vient d’être écrit, ceci n’enlève rien au fait que C ait été victime de ces faits et les ait ressentis de manière forte.

A ce titre, il était absolument nécessaire de répondre à ces faits (violences et injures antisémites) par une sanction mais aussi par une pédagogie. (page 14 du rapport)

Vous omettez, de plus, ce que nous avons écrit en conclusion :

Les membres de la commission ont une profonde sensation de gâchis. Un enfant de 11 ans a été victime de violences et d’injures antisémites et a été nié, dans sa condition de victime ; deux autres enfants du même âge, même s’ils devaient être sanctionnés, ont été traités injustement. La communauté scolaire a été bouleversée sans qu’aucune réaction d’ordre pédagogique ait eu lieu. Un membre de cette communauté paie, encore aujourd’hui, professionnellement son souci de vérité.

Les responsabilités de cette situation incombent principalement à l’administration du lycée Montaigne, en particulier son proviseur. (page 19 du rapport)

Ces citations du rapport de la LDH attestent que nous avons parfaitement pris en compte les violences commises et les injures antisémites. Loin d’avoir demandé une quelconque impunité pour les auteurs de ces faits, nous avons écrit qu’il fallait les sanctionner.

Simplement, nous avons refusé, d’une part, que des enfants de 11 ans soient traités comme des adultes et, d’autre part que la règle de droit soit aussi évidemment bafouée.

Vous trouverez ci-joint le communiqué que nous ont inspiré les décisions du Tribunal Administratif. Il ne dit pas autre chose.

A vous suivre, ceci est la marque de la mort du « dreyfusisme » et la preuve d’une tolérance plus qu’inquiétante puisque « le pogrome pour les Juifs n’apparaît plus aujourd’hui comme une chose du passé, c’est un avenir possible ».

A l’inverse de votre révision de l’Histoire, j’ai la certitude qu’en affirmant que rien ne peut justifier des insultes antisémites mais aussi en affirmant que rien ne peut justifier que l’arbitraire remplace une procédure équitable, nous sommes fidèles aux fondateurs de la LDH.

Je savais que nous entretenions des divergences et que cela pouvait entraîner débat, fût-il vif. Je n’imaginais pas que vous en viendriez à pratiquer ce détestable exercice intellectuel qui consiste à travestir les faits ou les propos et la pensée de celui avec lequel vous n’êtes pas d’accord.

Je vous prie de croire, Monsieur, en l’assurance de la considération qui vous est due.

Michel Tubiana, Président de la LDH

P.S. : vous comprendrez que j’adresse copie de ce courrier à Monsieur Aphatie et que je le rende public.

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