Tribune de Nathalie Tehio, présidente de la LDH
Une réflexion de fond traverse la société depuis maintenant plusieurs années sur le caractère systémique des violences sexuelles et sexistes. Depuis la rentrée, elle se cristallise dans le débat d’une manière qui peut donner espoir sur notre capacité à faire évoluer nos structures sociales dans un sens résolument moins patriarcal, porteur d’émancipation et garant des droits et des libertés.
En premier lieu, bien sûr, le procès dit « de Mazan » devant le tribunal d’Avignon, fruit du courage d’une femme, Gisèle Pélicot, qui a choisi de maintenir la publicité des débats, écartant la possibilité d’un huis clos étouffant dans cette affaire où une cinquantaine d’hommes sont accusés de viols à son encontre, sous soumission chimique, pendant une période de dix ans. Même si le retour sur les faits s’avère parfois difficilement soutenable, tant le nombre de prévenus, la durée, la méthode en cause, les circonstances laissent sans voix, l’information du public fait prendre conscience d’enjeux structurels en même temps qu’elle peut être utile à la manifestation de la vérité.
On y voit une triste diversité d’âges et d’horizons, une banalité sociale des profils des hommes accusés, miroir de la prégnance des violences sexistes et sexuelles, exercées essentiellement sur les femmes, dans notre société. Cette observation, utile à notre compréhension, ne doit cependant pas être retournée à l’avantage des tenants du patriarcat, comme une sorte d’exonération. Ce n’est pas parce que les préjugés patriarcaux existent que des hommes peuvent prétendre perdre de vue ce qu’est une violence, une menace, une contrainte ou la surprise (le fait d’user d’un stratagème pour obtenir le consentement ou de profiter d’une situation empêchant toute résistance, comme la sédation médicale), autant d’éléments constitutifs de la définition légale du viol. Qui peut sérieusement aujourd’hui croire admis qu’un homme a sur sa compagne un quelconque droit sexuel ? Et qui peut imaginer qu’une femme ne se réveillant pas lors d’une pénétration sexuelle peut donner librement son consentement à cet acte ?
Dans le prolongement des mobilisations de solidarité avec Gisèle Pélicot, tentons la mobilisation de la société et des institutions sur la lutte contre les violences exercées sur les femmes, et souvent aussi sur des enfants, où qu’elles interviennent, dans le milieu familial, dans le voisinage et dans de nombreuses institutions. À l’exemple de Gisèle Pélicot, qui de femme brisée s’est levée et se tient digne face aux violences, organisons une réponse collective, dans nos politiques d’éducation, de formation, d’accueil et d’écoute des victimes et de prévention de tels actes.
L’institution judiciaire doit la première évoluer pour mieux recueillir les plaintes avec constitution de partie civile, donner des espaces où faire face à la détresse, poursuivre avec discernement et mener correctement une instruction à charge et à décharge.
Mais la justice manque cruellement de moyens. Il suffit pour s’en convaincre de lire le rapport publié le 16 octobre 2024 de la Commission européenne pour l’évaluation des systèmes judiciaires européens (Cepej), sur les chiffres de 2022. La France ne consacre à sa justice que 0,20% du produit intérieur brut (PIB) annuel contre 0,30% pour l’Allemagne et 0,31% pour l’Italie, par exemple. Et la France ne dispose que de 3,2 procureurs pour 100.000 habitants alors que la médiane européenne se situe à 11,2. Comment diligenter correctement les enquêtes en ce cas ? L’ancien garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas parlait déjà en 2016 de « clochardisation de la justice »…
Un autre exemple récent montre pourtant les progrès qui restent à accomplir : les révélations du Monde sur la plainte pour viol déposée en 2005 par Caroline Merlet contre Patrick Poivre d’Arvor, dont l’enquête préliminaire a été classée sans suite, mais après une audition du présentateur et des investigations policières au siège de TF1. Outre le fait que le mode opératoire dénoncé par d’autres femmes s’y retrouvait déjà, il est incompréhensible que le parquet de Nanterre ait pu classer sans suite une nouvelle enquête préliminaire en juin 2021, à la suite de la plainte de Florence Porcel, sans avoir pu accéder aux éléments déjà existants. Si certains faits sont prescrits, leur sérialité peut d’évidence jouer dans l’appréciation des éléments plus récents, sans remettre en cause un principe protecteur à la fois des libertés et de la capacité de la justice à établir des faits (car le temps rend les témoignages fragiles).
D’autres institutions doivent aussi impérativement s’améliorer ; c’est le cas de la police, en première ligne pour recueillir les plaintes des victimes de violences. Les initiatives d’accueil de celles-ci à part, pour préserver leur vie privée et tenir compte de leur état, souvent, de vulnérabilité, sont à saluer, et le dépôt de plainte est un moment où la formation du policier est essentielle. De plus, une enquête bâclée augmente les risques de classement sans suite. Pourtant, combien de refus de plaintes, de comportements parfois eux-mêmes sexistes ou même seulement trop brusques, mal adaptés existent encore ? Il y a le tragique, les femmes victimes de violences conjugales tuées faute d’avoir pu porter plainte, car elles n’ont pas été prises au sérieux ; des mobilisations puissantes, comme en Seine-Saint-Denis, ont mis en évidence les manques criants de l’accueil des victimes de violences sexistes et sexuelles dans les commissariats. Il y a le tragicomique, comme cette jeune femme qui rapportait avoir été arrêtée dans la rue par un policier qui lui tendait un prospectus, auquel elle a dit « Non merci » et s’est entendu répondre « Ça vous intéresse pas, les violences faites aux femmes ? Faudra pas venir vous plaindre après ». Étrange conception de la sensibilisation aux violences sexistes et sexuelles…
De plus, ces violences se combinent fréquemment avec d’autres rapports de domination voire de discrimination notamment raciste, même s’ils sont la plupart du temps niés ou minimisés par l’institution, quand elle ne cherche pas à allumer des contre-feux. Témoin la condamnation rapide pour refus d’obtempérer de Sarah, femme juive orthodoxe, alors que la publication d’images la montrant rudoyée par les policiers n’a pas permis d’imprimer le même rythme à sa plainte pour violences à caractère sexiste et antisémite. Pour se justifier, un agent explique dans un compte rendu écrit publié par Mediapart que le fait de lui avoir retiré sa perruque, qu’elle portait pour des raisons religieuses, l’avait rendue « complètement hystérique ».
Il nous appartient de mener cette lutte contre l’ensemble des violences sexistes et sexuelles, avec les discriminations qui les accompagnent, sans les hiérarchiser. Dans une perspective de défense des droits de toutes et tous, nous devons être particulièrement vigilant-e-s face aux solutions répressives toutes faites, aux remises en cause des protections des libertés et des droits, notamment les garanties de la loi pénale. C’est en ce sens qu’il faut une politique criminelle « intégrale », c’est-à-dire articulée aux principes émancipateurs de notre démocratie, contre les violences sexistes et sexuelles, qui donne aux institutions, aux associations et à l’ensemble des citoyennes et citoyens les moyens de lutter. Et le droit pénal ne doit pas être le seul vecteur de la protection qui doit être accordée aux victimes : le mécanisme de l’ordonnance civile de protection en est un exemple.
Les enfants doivent être particulièrement protégés, ce qui n’est absolument pas le souci des politiques menées, supprimant les assistant-e-s de service social et les infirmier-e-s dans les établissements scolaires, ou réduisant sans cesse les moyens des structures de protection maternelle et infantile (PMI), de l’aide sociale à l’enfance, ou de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ : 500 contrats viennent encore d’être supprimés). Les discours sécuritaires du gouvernement font hélas bon ménage avec la persistance de la casse du service public, pourtant seul à même de mener une politique de prévention et de détection des signes de violences subies.
Et il nous faudra de la cohésion, associations féministes et alliées, associations de défense des droits et organisations syndicales, car les dévoiements ne sont jamais loin, les instrumentalisations se multiplient. L’extrême droite est aux aguets, toujours prête à exploiter des drames humains pour diviser et désigner des boucs émissaires principalement étrangers pour servir son dessein de l’inégalité des droits. La mort de la jeune Philippine, au lieu que le ministre de l’Intérieur s’en serve pour attaquer l’État de droit, ou donne lieu à la campagne d’affichage sordide que nous avons vue jusque dans les rues de Paris, ou à l’érection d’une stèle par un groupe d’extrême droite, devrait, comme les autres féminicides, contribuer à la large prise de conscience de notre responsabilité commune pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles, qui ne sont pas inéluctables mais sont aussi le miroir de la société française telle qu’elle est aujourd’hui.
Nathalie Tehio, présidente de la LDH