Tribune de Patrick Baudouin, président de la LDH et André Paccou, délégué régional LDH de Corse
Depuis plus d’un demi-siècle, la question corse s’impose sur le devant de la scène politique française chaque fois que les tensions dans l’île deviennent risque de déstabilisation pour le gouvernement en place. Ce fut encore le cas au printemps 2022 avec les émeutes qui embrasèrent la Corse dès l’annonce de l’agression mortelle d’Yvan Colonna dans la prison d’Arles. Une fois de plus, contraint par les évènements, le pouvoir a réagi en ouvrant un dialogue avec les élus corses sur l’avenir institutionnel de l’île. Une fois de plus, cette révolte de la jeunesse nous a rappelé combien le tissu social insulaire demeure encore aujourd’hui inflammable.
En Corse comme ailleurs, si l’histoire ne se répète pas, elle a ses régularités. Elles se traduisent par une succession de cycles de tensions paroxysmiques entre la Corse et l’Etat puis de périodes de dialogue ; au-delà, par une accumulation de malentendus entre les deux parties et un rapport de force considéré comme une norme dans leurs relations ; plus fondamentalement, par la non-reconnaissance d’une communauté de destin singulière au sein de la République, le peuple corse.
Le 6 octobre dernier, devant l’Assemblée de Corse, le président de la République a usé de mots nouveaux. Il s’est dit favorable à l’écriture dans la Constitution des « spécificités de la communauté insulaire corse… celles d’une communauté insulaire, historique, linguistique et culturelle ». Les propos présidentiels permettent de se fonder sur le principe d’égalité tel que reconnu par les plus hautes juridictions françaises et européennes : traiter identiquement les situations identiques mais, tout autant, traiter spécifiquement les situations spécifiques. Afin de construire un dialogue durable entre la Corse et l’Etat, il est primordial aujourd’hui de travailler en ce sens et de traiter spécifiquement la question politique corse.
Le président de la République a également fait appel à l’audace afin de « bâtir une autonomie à la Corse, dans la République », affirmant en référence à notre ordre républicain une ambition nouvelle pour l’île. Somme toute, cette ambition peut apparaître comme une normalité institutionnelle lorsque notre regard se tourne vers les autres Etats européens et particulièrement vers les îles méditerranéennes. Nous pouvons observer que l’autonomie n’est pas un danger menaçant l’unité nationale des pays qui l’organisent mais un mode de gouvernement paisible.
Ainsi avisés, nous pouvons penser raisonnablement que l’autonomie est possible pour la Corse. Elle peut se construire comme le prolongement du processus de décentralisation engagé voici plus de quarante ans ; comme le passage d’une décentralisation administrative à une décentralisation politique. De par son statut particulier parmi les autres collectivités régionales françaises et les compétences qui lui ont été transférées, la Corse dispose de nombreux points de passage vers l’autonomie.
Nous pensons notamment au PADDUC (plan d’aménagement et de développement durable de la Corse) qui couvre les domaines de la préservation de l’environnement et du développement économique, social, culturel. Son élaboration est confiée par la loi à la Collectivité de Corse. Le PADDUC vaut ainsi directive territoriale d’aménagement (DTA), ce qui est une compétence d’Etat dans les régions de droit commun hormis l’Ile-de-France. En prenant appui sur cette responsabilité qui situe la Corse au même niveau de compétence administrative que l’Etat en région, il ne serait pas inconsidéré de faire aujourd’hui de cette responsabilité une compétence politique.
Les citoyennes et les citoyens résidant en Corse disposeraient alors d’un nouveau droit, celui de faire la loi localement à travers des élus qu’ils auront choisis dans le cadre de l’élection territoriale, en référence à leurs programmes. Ce serait un accroissement de la responsabilité citoyenne appelant à une responsabilité accrue des élus. Et les élus insulaires conformément à cette nouvelle responsabilité travailleraient aux côtés de l’Etat quand les domaines couverts par le PADDUC seraient débattus dans le cadre de directives européennes.
L’organisation institutionnelle singulière de la Corse propose un autre point de passage vers l’autonomie avec la Chambre des territoires, composante de la Collectivité de Corse et véritable innovation politique sur le plan national. Elle a pour objets une articulation entre l’institution territoriale et les structures infra-territoriales, communes et intercommunalités et la prise en compte par la Collectivité de Corse de leur diversité ainsi qu’un appui à leur développement. Telle que définie par une loi nationale et un décret, la Chambre des territoires demeure un objet politique non identifié, qui ne peut assurer ses missions. Il y a nécessité à réécrire ces textes. Par souci d’adaptation à la réalité insulaire, de toute évidence, cette réforme pourrait être confiée à la Collectivité de Corse.
Mais il n’est pas d’autonomie réelle sans moyens d’action sécurisés. De par la Constitution, la Corse comme les autres collectivités territoriales bénéficient de recettes fiscales et d’autres ressources propres. Dans le cadre d’une autonomie, ses ressources fiscales pourraient être plus nombreuses en lien notamment avec des domaines où s’exerceraient ses compétences législatives locales. Toutefois, compte tenu de sa réalité sociale, un fort taux de pauvreté, et économique, avec ses caractéristiques d’île-montagne, et compte tenu donc du revenu moyen des contribuables corses, les moyens d’actions dont disposerait la Collectivité de Corse déjà faibles ne suffiraient pas à financer les actions nécessaires à son développement économique, social et culturel. C’est pourquoi elle devrait bénéficier de dotations de solidarité sécurisées dans des conventions pluriannuelles fondées sur des critères objectifs de rétablissement de l’égalité territoriale, ce qui constitue l’un des devoirs de l’Etat. Ces dotations s’ajoutant aux recettes fiscales constitueraient un niveau de ressources propres de nature également à permettre une autonomie réelle, c’est-à-dire la conduite d’actions adaptées à la société corse par ses représentants élus et légitimes.
Concernant la question de la langue corse, qui semble en jeu dans cette réforme institutionnelle, elle dépasse le cadre de l’autonomie. Elle rejoint la question plus générale des langues régionales. Le droit français reste peu protecteur dans ce domaine. Il ne permet pas de garantir la diversité linguistique sur le territoire de la République. Il y a nécessité à dire un nouveau droit linguistique qui réponde à cette exigence universelle.
Notre contribution n’a pas vocation à énumérer de manière exhaustive les compétences législatives à transférer de l’Etat vers la Corse dans le cadre d’une autonomie qui pourra évoluer dans le temps. Elle soutient que cette autonomie est possible aujourd’hui si la volonté politique est au rendez-vous. Car c’est la décision politique qui posera un nouveau cadre d’action pour institutionnaliser un dialogue durable entre la Corse et la République. C’est cette décision qui nous permettra enfin de changer d’époque ou qui décidera de ne pas en changer. Gageons qu’au regard des principes républicains, celui de l’égalité, des droits et de la citoyenneté, du contrôle de constitutionnalité des lois locales, la sagesse l’emportera sur les certitudes idéologiques.
Cadre d’action, l’autonomie ne se substituera à l’action politique. Mais elle mettra à disposition de la société politique corse de nouvelles libertés pour lui permettre de discuter de son projet de société. Justice sociale et politiques de lutte contre les inégalités, au service de tous les « invisibles », des territoires isolés et enclavés où les habitants sont assignés à résidence, au service de la préservation de toute forme de vie, de l’ouverture culturelle pour tous et de la fraternité… Tout restera alors à construire. Ces chantiers traduiront en action la promesse républicaine d’une émancipation.
Patrick Baudouin, président de la LDH
André Paccou, délégué régional LDH de Corse