DISCOURS DU PRÉSIDENT JEAN-PIERRE DUBOIS
CONGRÈS NATIONAL DE LA LDH, LILLE 2005, DIMANCHE 4 JUIN
« Chers amis,
Je voudrais d’abord, bien sûr, vous remercier de cet honneur que vous me faites et de cette charge que vous me confiez. Un honneur et une charge que je ressens très fortement : à la fois l’honneur et la charge.
Je pense, bien sûr, à tout ce que représente la Ligue, à toute cette continuité, mais je pense d’abord, pardonnez-moi, à ceux qui m’ont amené à la Ligue des droits de l’Homme. Je ne peux pas les citer tous, mais il y en a quand même deux que je ne peux pas oublier, même s’ils ont déjà été cités. L’un s’appelait René, on en a déjà parlé hier. René Buhl, qui était président de la section de Dijon à laquelle j’ai adhéré, et qui m’a appris ce que c’était que le combat des ligueurs. René, qui était l’homme de l’unité, l’homme du combat social, de la fidélité aussi, de l’amitié militante. Il était un peu mon parrain dans la Ligue et il était un ami comme il y en a très peu.
L’autre, je n’ai pas besoin d’être très long pour vous la décrire, c’est évidemment Madeleine. Madeleine, à qui nous avons dédié une grande partie de la réflexion de ce congrès ; et, à vrai dire, je la sens un petit peu, là, derrière moi : j’ai presque l’impression qu’elle me demande déjà de me taire. (Rires) Mais je voudrais rappeler toute l’affection que nous avions pour elle et l’importance de ce qu’elle a représenté dans la formation de ma propre réflexion à la Ligue.
Je pense à eux, et je pense à cette histoire, tellement longue et forte, de la Ligue des droits de l’Homme, dont nous sommes aujourd’hui les continuateurs. Je nous sens comme des maillons dans une chaîne, avec des valeurs, que nous avons à porter, à renouveler, à faire vivre. À renouveler sans les trahir. Je sais bien qu’on en a usé et abusé, mais je ne peux pas m’empêcher de citer, ici, le fameux mot de Jaurès : « C’est en allant vers la mer que le fleuve est fidèle à sa source. » Et je pense que nous sommes capables d’être à la hauteur de cet enjeu.
« Fidèles »…fidèles d’abord à la liberté, parce que la liberté est toujours un combat. Le combat contre la raison d’Etat : nous savons de quoi il s’agit, depuis notre naissance, autour de la plume libre d’Émile Zola. Le combat, ensuite, contre la déraison coloniale, dès le début du siècle dernier, à Madagascar notamment. Contre la répression militaire : je dis cela, non seulement en pensant à la mémoire d’Henri Noguères, mais aussi déjà aux « braves soldats du 17ème », pourquoi pas ? Mais aussi, déjà il y a un siècle, avec les fonctionnaires contre la répression anti-syndicale ; avec toute la gauche et les démocrates, contre l’extrême droite, non, ce n’était pas il y a deux ou trois ans, c’était il y a un peu plus de cent ans.
Il serait facile d’allonger la liste, de parler du Rassemblement populaire, il y a tout juste 70 ans, sous l’égide de Victor Basch –Rassemblement populaire réalisé sous les auspices de la Ligue des droits de l’Homme – et puis d’aller jusqu’à la Résistance. Mais là, nous ne sommes plus seulement dans l’histoire, ou plus exactement nous sommes dans l’histoire vivante. Parce que parmi nous, aujourd’hui, il y a non seulement le souvenir de l’exemple que furent des gens comme Henri Noguères ou Daniel Meyer, mais aussi, bien vivant, un exemple, qui pour moi a compté et continue à compter beaucoup. Un exemple de courage, de modestie, d’intelligence, de fidélité aussi, malgré les difficultés de la vie politique. Cet exemple, je ne sais pas s’il est déjà arrivé dans la salle, mais il était là hier, c’est Robert, Robert Verdier. (Applaudissements.)
Je le vois là haut, et ça ne m’étonne pas de lui, il s’est mis au dernier rang, parce que c’est sa nature. Je voudrais lui dire que si le mot de « président d’honneur » a un sens, il en a encore beaucoup plus quand il s’agit de lui. Merci d’être ce que tu es, Robert. (Applaudissements). J’évoquerai aussi d’un mot, même si elle n’a pas pu être là aujourd’hui, une autre de nos présidents d’honneur, avec qui j’ai beaucoup travaillé, ces années-ci, notamment à la revue « Après-demain », Françoise Seligmann, parce qu’elle a aussi ce courage, cette fidélité, cette constance dans l’engagement militant. C’est cette impression que l’un et l’autre me donnent : qu’on peut rester jeune, lorsque les convictions restent entières. C’est la génération de la Résistance, et ce mot peut prendre bien des sens. C’est une génération politique, et le mot politique mérite toute la noblesse de cette référence : ce sont deux leçons que je retiens, au-delà des époques qui passent.
Alors, bien sûr, cette histoire a un prix : Victor Basch et Iliona, sa femme, assassinés par les fascistes français ? bien français? et un tiers du Comité central disparu dans la tourmente de la guerre, et des affrontements avec le fascisme ! Mais, depuis lors, tous ceux qui ont survécu sont restés debout. Ils n’ont pas baissé la garde. Et dans cette période, où l’on trouve encore des gens capables d’enjoindre aux enseignants de célébrer les aspects positifs de la colonisation, je crois qu’on peut rappeler ici que, certes, il y a eu l’honneur perdu de Guy Mollet et de quelques autres, mais qu’à cet honneur perdu a répondu, et grâce à des ligueurs, l’honneur sauvé par Daniel Mayer, par Robert Verdier, et déjà par Madeleine Rebérioux, Pierre Vidal-Naquet et bien d’autres, qui ont refusé les concessions et les compromissions face au cynisme du pouvoir colonial. (Applaudissements)
Est-ce que c’est si différent aujourd’hui ? Oui et non, bien sûr. Nous ne sommes pas au temps de la Résistance, ni de la décolonisation, mais nous faisons face à ces lois « Perben », « Sarkozy », etc. Nous faisons face à la répression, disproportionnée, à la dureté de la répression contre les lycéens, à l’accumulation des dérives policières, à des arrestations d’enfants sans papiers jusque dans leur classe. Nous voyons s’installer des camps de filtration, aux frontières de l’Europe, dans l’indifférence générale, y compris chez des dictateurs. Nous avons vu la torture, l’humiliation, institutionnalisées, au vu et au su de tous désormais, à Abou-Ghraïb, à Guantanamo, à Baghram. Nous voyons cette espèce de microbe « liberticide », qui a été libéré par le 11 septembre, et qui nous menace tous, qui menace partout sur cette planète, plus ou moins fortement, nos libertés. Et en France, nous avons vu, par exemple, la parole donnée à Cesare Battisti et à ses camarades, reniée par le président de la République, au mépris du droit européen, toujours sous ce prétexte, absurde, du terrorisme.
Mais à vrai dire, nous savons bien que depuis trois ans, ce président, qui n’a dû sa survie politique qu’au rejet de l’extrême droite – et nous en savons quelque chose, car il a bien fallu que nous y allions, nous aussi– ce président a détourné le sens de son élection, en faisant sienne, loi après loi, année après année, la démagogie sécuritaire de son adversaire du second tour du 5 mai 2002. Chaque nouvelle réforme, chaque nouvelle atteinte au droit et aux libertés, nous rappelle de quel côté viennent les coups, et de quel côté viennent les menaces les plus radicales.
Mais nous n’avons peut-être pas tellement besoin de ce rappel, parce que je crois que la Ligue n’a jamais souffert de cette espèce de handicap psychomoteur, qui fait que certains n’arrivent pas à distinguer leur gauche de leur droite. La gauche, nous savons ce que c’est, la Ligue n’a pas la mémoire courte, cela a déjà été dit. Oui, nous savons ce qu’est la droite, et nous avons une idée assez précise de ce que doit être la gauche. Et, au passage, pour qu’il soit clair que nous ne nous enfermons pas dans une impasse, c’est justement parce que nous avons cette vision, haute et forte, de ce que doit être la gauche, que nous sommes exigeants, que nous sommes impatients, que nous sommes souvent critiques, lorsque la balance nous paraît un peu faussée par la contamination sécuritaire.
Bref, aujourd’hui comme hier, le combat pour les libertés n’est jamais achevé, il est en pleine actualité, et nous allons continuer à le porter. L’égalité aussi, c’est un combat. Sur ce point, bien sûr, je ne vais pas développer longuement, parce que le thème même de ce congrès en dit assez sur notre fidélité au combat pour l’égalité, qui est dans notre histoire dès 1903, avec Francis de Pressensé, dès la revendication des retraites ouvrières, dès le soutien aux syndicats, lors des répressions anti- syndicales. Avec, ensuite, le congrès de 1936 et la contribution de René Cassin au droit à la vie. Avec, bien sûr, plus proche de nous, le congrès de 1993, à Aubervilliers, sur la citoyenneté sociale, grâce à Madeleine Rebérioux.
Et puis aujourd’hui, ce congrès à Lille, sur la garantie des droits sociaux dans un monde bouleversé, dans une société bouleversée, par ce capitalisme globalisé. C’est toute notre histoire qui illustre ainsi l’indivisibilité des droits, par un engagement militant, non pas à la place mais aux côtés des organisations syndicales, qui nous ont fait l’honneur et le plaisir d’être fortement présentes dans ce congrès. Fidèles, là aussi, à des mots d’ordre qui sont ceux de la République depuis très longtemps, ceux de la Sociale, depuis 1848 : droit au travail, République sociale.
Au reste, l’actualité politique de ces derniers jours parle d’elle-même. Les coups portés, gouvernement après gouvernement, aux acquis et aux droits sociaux. La précarité, qui menace une partie grandissante des classes moyennes, et même, maintenant, une partie non négligeable des cadres. L’exclusion, installée comme une permanence dans notre quotidien. Et puis aussi quand même, heureusement, non seulement des angoisses mais parfois des colères. Des colères qu’on entend, scrutin après scrutin, parfois dévoyées, parfois remises en ordre. Des colères face à l’arrogance d’un autre âge, de ces gens qui ont réussi à inventer cet incroyable slogan de « la France d’en bas ». « La France d’en bas », c’est-à-dire celle que, par hypothèse, on ne peut regarder que d’en haut. Oui, tout cela est insupportable, et tout cela est de moins en moins bien supporté ; il est, en effet, plus que temps de reparler, sérieusement et concrètement, d’égalité.
La citoyenneté, elle aussi, c’est un combat ancien. Je rappelle quand même que le suffrage universel en France n’est vieux que de 60 ans. 60 ans, c’est bien peu pour donner des leçons au monde entier sur les droits de l’Homme. Encore l’égalité des sexes et des genres est-elle très loin d’être achevée, et nous en reparlerons, en novembre, à l’université d’automne notamment. L’égalité des hommes et des femmes, mais aussi la question de l’égalité selon les origines. Les droits politiques que nous avons refusés hier aux colonisés, restent refusés à leurs descendants, lorsqu’ils n’ont pas la nationalité française, même lorsqu’ils vivent et travaillent depuis de longues années sur le sol de la République.
Je me rappelle mon premier congrès, comme adhérent de la Ligue des droits de l’Homme, il y a exactement 20 ans. C’était en 1985, à Paris, au ministère des PTT si j’ai bonne mémoire. J’y ai entendu le président de la République de l’époque prendre l’engagement de donner le droit de vote aux étrangers aux élections locales. Cet engagement, c’était quelque chose que la Ligue réclamait déjà depuis de longues années. Nous l’attendons encore. Non seulement nous l’attendons encore, mais les progrès de la construction européenne ont accentué la discrimination entre les Européens – c’est-à-dire, quelquefois, les citoyens de puissances anciennement coloniales – et les descendants des colonisés.
Après la lutte pour le suffrage universel, après la lutte pour le vote des femmes, la lutte pour la citoyenneté de résidence, pour l’égalité des droits entre Français et étrangers, pour le droit de tous à la citoyenneté : c’est notre manière à nous de continuer à assumer notre filiation avec la Révolution française, avec les combats des républicains et avec ceux des militants de la décolonisation. (Applaudissements)
Et c’est l’honneur de la Ligue des droits de l’Homme que de rester fidèle à ces engagements, que d’autres ont sacrifiés à l’électoralisme. Sans pour autant, quel que soit le caractère insupportable de ces discriminations, se tromper d’objectif ou de stratégie. Je voudrais redire très clairement ce qui a été dit, notamment par Michel, il y a quelques semaines. Demain, comme aujourd’hui, le mot d’ordre de la Ligue des droits de l’Homme reste : « pas d’indigènes dans la République – Citoyenneté pour tous ». (Applaudissements)
Ce qui est devant nous maintenant, c’est encore et toujours la citoyenneté sociale. C’est, particulièrement ces temps-ci, la citoyenneté européenne, qui s’invente, qui reste à construire pour une large part, et qui va se construire dans nos débats contradictoires et passionnés. La Ligue vient d’y contribuer, de manière extrêmement importante et positive. Et c’est même la citoyenneté mondiale, en émergence depuis quelques années, à travers le mouvement des forums, à travers la contestation de la globalisation néo-libérale, globalisation souvent imposée par des instances, hors de tout contrôle démocratique. Les hommes de 1789 ont élargi la citoyenneté de l’échelle de la petite cité athénienne à la nation. Je crois que notre génération a cette tâche historique de contribuer à élargir la citoyenneté aux dimensions du monde… sauf à ne conserver de la citoyenneté que des formes de plus en plus vides et de plus en plus creuses.
Nous disions l’an dernier, au congrès de Quito de la FIDH : « démocratiser la mondialisation »…Utopie ? Pourquoi pas ? Les utopies d’hier sont souvent, je crois, les réalités de demain. Depuis une décennie à peu près, nous voyons naître les prémices d’une solidarité mondiale, de cette humanité consciente d’elle-même dont rêvaient les hommes des Lumières. Et comme nous refusons cet engrenage des vengeances, des haines, qui dévastent encore tant de pays sur cette planète, depuis tant d’années, si nous entendons l’espoir d’un autre monde possible moi je ne peux l’entendre que sous le signe d’un message universel que je voudrais citer sans dire d’où il vient, chacun reconnaîtra les siens : « celui qui tue un homme tue l’Humanité, celui qui sauve un homme sauve l’Humanité. » C’est notre mandat, pour la mondialisation à venir. (Applaudissements)
Liberté, égalité, citoyenneté : ces valeurs fondatrices sont indivisiblement, je crois, bien vivantes. Et notre Ligue elle-même, est bien vivante. Cela aussi, c’est un héritage dont nous sommes, et dont je me sens notamment, extrêmement redevables. Bien sûr, il y a très longtemps, la Ligue a été nombreuse, beaucoup plus nombreuse. Mais, quand on se penche un peu sur l’histoire de nos années 20 et de nos années 30, on sait que le nombre est parfois un peu illusoire. Il y a des adhérents, très nombreux à certaines époques, qui ne sont pas des militants.
Pour autant, nous avons une ambition folle. Nous conservons cette ambition d’être des généralistes, de tous les droits de l’Homme, d’être présents sur tous les terrains. Et donc il nous faut grandir. Il nous faut grandir quantitativement, car, Henri me pardonnera de citer à nouveau le manifeste du centenaire, oui, « devant nous, la tâche est immense ». Cela reste vrai, tellement vrai, plus que jamais. Et nous devons absolument amener à nous, non seulement de nouveaux cotisants, parce que notre budget, nos ressources en ont besoin, parce que notre action demande de plus en plus de mobilisation de ressources, mais surtout, de nouvelles énergies militantes, parce que nous ne sommes jamais assez nombreux.
Mais il faut grandir aussi qualitativement. Je suis très heureux de constater, congrès après congrès, en regardant des salles comme celle-ci, qu’il y a de plus en plus de femmes, de plus en plus de jeunes, de plus en plus de diversité dans notre Ligue, et nous devons continuer à progresser dans cette diversité, d’âge, d’origine, de sexe, de culture, de niveau de revenu. Et la proportionnalité des cotisations, comme vous l’avez souhaité, y aidera, nous y travaillerons. La Ligue, donc, doit poursuivre cette transformation, qui n’est pas un reniement, mais qui est une adaptation au monde qui vient. Elle doit, je crois, aller chercher, dans les jeunes générations, les ligueurs de demain, là où ils sont, c’est-à-dire tout spécialement parmi ceux qui vivent l’injustice, et beaucoup sont près à nous rejoindre.
La Ligue, elle est vivante, et elle est au cœur du mouvement civique et social : lutte contre le racisme et l’antisémitisme, lutte contre les discriminations, lutte contre la répression des mouvements sociaux, débat « citoyen » sur l’Europe. Je redis que nous pouvons être fiers d’avoir réclamé ce débat, d’avoir réclamé ce référendum, d’avoir animé le débat, de l’avoir enrichi, d’être une des rares associations à avoir organisé des débats contradictoires, et des débats contradictoires autrement que dans les injures. D’avoir assumé toute la profondeur de cet engagement citoyen dans le débat sur l’Europe. Et d’avoir aussi, quelles que soient nos options dans la campagne qui vient de s’achever, partagé la même revendication pour les temps qui viennent : celle d’une Europe enfin démocratique, celle d’une Europe plus sociale et plus ouverte sur le monde.
Notre solidarité aussi de tous les jours, de toutes les sections, avec les sans-papiers, avec les lycéens, avec les gens du voyage, etc. Et je voudrais ici dire un mot particulier du travail magnifique qui est accompli par le Réseau Education sans frontières. Je pense à cette mobilisation à laquelle participent tant de ligueurs, dans cette salle même ; je voudrais citer le nom de Jean-Michel Delarbre, qui est dans cette salle, qui est ligueur, et sans lequel le réseau n’existerait pas. Nous lui devons beaucoup pour la Ligue d’aujourd’hui et pour celle de demain. (Applaudissements)
Oui, les ligueurs savent cela : dans cette salle, aujourd’hui, il y a parmi nous des collègues, des amis, qui étaient mobilisés encore mercredi dernier. Ceux-là savent ce que cela veut dire, un enfant de plus sauvé de l’arrestation, sauvé du renvoi dans un pays où rien ne l’attend que la misère, la solitude. Sauvé du déni du droit à s’instruire. Avec cet engagement des enseignants, des parents d’élèves, des camarades de classe. Non seulement cet engagement témoigne de ce que doit être l’Humanité, de ce que nous devons être ici, mais il paie, cet engagement, qui engrange des succès, pas toujours, mais souvent, et en la matière les succès sont extrêmement précieux. Ce sont des succès porteurs d’immenses bonheurs, porteurs d’espoir, pour un avenir plus humain. La Ligue est de ce combat, et c’est véritablement un honneur pour elle, de compter parmi ses membres ceux qui jouent un rôle décisif dans la fondation et dans l’animation de ce réseau de justes.
Nous sommes donc dans ces actions collectives, nous sommes dans tous les débats, donc nous sommes dans toutes les polémiques. Je voudrais dire ici très tranquillement qu’ayant été pleinement associé aux décisions collectives de l’équipe sortante (et je vais redire ici ce que je viens de dire au Comité central : travailler avec le président Michel Tubiana, c’était travailler dans la transparence, dans la loyauté, dans la collégialité, et j’espère pouvoir être à la hauteur de ce qu’il a été, dans la confiance et dans l’animation d’une équipe), donc, ayant été pleinement associé aux décisions collectives de cette équipe, j’assume évidemment l’intégralité des choix qu’elle a faits.
Bien sûr, sur un certain nombre de sujets sensibles, nous débattons, parfois vivement. La Ligue n’est pas unanime, et moi j’en suis heureux. D’abord, parce que cela a toujours été le cas, dans l’histoire de la Ligue. Et puis, la diversité d’opinion, chez nous, c’est une richesse. C’est une richesse sur laquelle nous devons veiller, plus que jamais et, sans anticiper sur la suite de nos débats, je peux dire que la commission des résolutions que nous avons eue hier soir a été un exemple absolument fantastique de cette diversité et du respect des opinions de chacun, dans les procédures démocratiques qui sont les nôtres.
Nous devons veiller sur cette diversité. Il y a seulement, je crois, deux conditions à respecter. La première ? et là je ne vise plus le déroulement de ce congrès ? c’est que dans la forme de nos débats nous évitions tout ce qui ressemble à des procès d’intention, nous évitions d’avoir le sang trop chaud. Je crois devoir dire ici qu’il faut conserver ce sens du respect mutuel même quand on s’abandonne à ce plaisir solitaire du message vengeur, sur le forum des ligueurs par exemple.
Deuxième condition : il faut que nos divergences soient résolues démocratiquement et, puisqu’il a été question de démocratie interne, je voudrais dire à quel point je suis fier d’être engagé dans la Ligue des droits de l’Homme quand je vois comment fonctionne ce congrès, quand je vois comment a fonctionné la commission des résolutions hier soir, et, sans faire de comparaisons, je souhaiterais que toutes les organisations qui sont proches de nous, à divers titres, prennent exemple sur la manière dont les ligueurs conçoivent, fraternellement, leurs relations entre eux, y compris dans les débats contradictoires. Malheureusement, ce n’est pas assez répandu ailleurs. (Applaudissements)
Donc la vie de la Ligue, ce n’est pas un long fleuve tranquille et cela ne risque pas de s’arranger, parce que nous avons devant nous des années mouvementées. Michel disait, dans son rapport moral, qu’il n’avait pas été gâté pendant ses cinq années. Je ne me fais pas d’illusions, sans être capable de prédire l’avenir, sur ce qui risque d’arriver dans les années qui viennent. D’abord, en raison de la crise politique que nous traversons, crise politique qui n’est pas seulement conjoncturelle. Je voudrais quand même dire ce décalage, qui laisse sans voix, entre la force de l’expression des citoyens, des électeurs ? quelle que soit la difficulté d’interpréter tel ou tel vote ? et la vacuité des gesticulations verbales et des jeux de chaises musicales qu’on leur adresse en guise de seule réponse. Je pense que ce décalage entre la société et les réponses politiques est extrêmement dangereux pour la vie démocratique de ce pays. (Applaudissements)
Et puis, au-delà de cette crise, qui est en ce moment celle de la France, parce que les bouleversements – ceux de la société française, ceux du monde – vont évidemment continuer, un monde s’effrite, peu à peu, et un autre naît. C’est l’objet de ce congrès, sur un point particulier mais important : comment accompagner ce qui vient au monde, tout en préservant l’essentiel ? C’est toujours notre défi. C’est un défi qui peut paraître démesuré, par rapport à nos forces apparentes. Oui, nous sommes quelques milliers de militants, autour de 8000 adhérents. Mais nous sommes beaucoup plus forts que nous ne le croyons nous-mêmes. Parce que nous sommes forts d’un réseau. Le réseau des 141 ligues qui composent la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme à l’échelle mondiale, et qui joue pleinement son rôle dans l’action pour la démocratisation de la mondialisation. Le réseau des ligues européennes, qui ont fondé l’Association européenne des droits de l’Homme, et qui, demain, la feront croître en taille et en efficacité, mais aussi cette chaîne militante que nous formons, ici en France. Cette chaîne militante qui couvre tout le territoire, de section en section, de fédération en fédération, de région en région.
La Ligue est forte aussi de l’équipe des permanents du siège, et sans anticiper sur les remerciements que nous aurons à leur adresser à la fin du congrès je voudrais rendre à cette équipe – qui ne compte pas son énergie, son temps, ni son sens du militantisme – je voudrais rendre à l’équipe des permanents du siège l’hommage que nous leur devons, et je vous demande de vous associer à cet hommage. (Applaudissements) On va être obligés de le leur dire, puisqu’ils sont évidemment au travail (Rires), mais on les retrouvera, il n’y a pas de problème.
Donc, l’équipe des permanents du siège, grâce à laquelle ce congrès tourne vraiment rond. Mais, je voudrais ajouter qu’ il y a aussi les bénévoles, tellement nombreux et mobilisés ? ceux de cette région, on y reviendra aussi tout à l’heure, mais ceux qui viennent aussi au siège national régulièrement renforcer l’équipe ?, et les stagiaires, de plus en plus nombreux, sans lesquels nous ne parviendrions pas notamment à faire tourner le service juridique. Non, nous ne sommes pas démunis, en énergie et en solidarité, pour faire face à l’essentiel.
L’essentiel, c’est me semble-t-il aujourd’hui quatre champs d’engagements pour la Ligue, dans les années qui viennent. Il ne s’agit pas d’être exhaustif, nous sommes affrontés à tous les sujets des droits de l’Homme, mais des priorités s’imposent quand même.
D’abord, la défense des libertés : les libertés, qui sont plus menacées aujourd’hui, je pèse mes mots, qu’elles ne l’ont été depuis la seconde guerre mondiale. De Sarkozy en Villepin, et vice-versa, c’est le cas de le dire, entre dérives sécuritaires, ordre moral et ordre numérique. Défense des libertés, plus que jamais : populaire ou impopulaire, la Ligue ne cèdera rien, ni à ceux qui organisent la véritable insécurité, c’est-à-dire l’insécurité sociale, ni à ceux qui croient que c’est être naïf que de comprendre que derrière les insécurités civiles il y a, essentiellement, cette insécurité sociale : nous continuerons.
Il y a ensuite, justement, cette question sociale, celle de ce congrès, celle des inégalités mais aussi celle de la précarité. Et pour que les choses soient bien claires, nous en avons parlé hier, ce n’est pas la question de savoir s’il y a ou non une économie de marché dans ce pays, c’est celle de la mainmise, sur presque toute la société si nous laissons faire, de cette main invisible du marché : la main de fer de la concurrence, avec quand même, heureusement, des résistances qui sont bien vivantes, et qu’il faudra continuer à organiser et à penser ensemble.
La question des femmes, ensuite. Parce que, pour moi, cette question reste un test, décisif, de l’état des libertés et de l’état de l’égalité dans n’importe quelle société. Dans le monde, mais aussi ici, parce que la société française est guettée par une certaine régression sexiste, sur laquelle il faut peut-être ouvrir les yeux. Et aussi parce que la question du renouvellement des générations dans les réseaux militants avec qui nous travaillons se pose naturellement, et qu’il faut que nous essayons d’y prendre notre part. Rendez-vous, sur ce point, à notre prochaine université d’automne.
Enfin, cette question de la diversité et de l’Universel, avec, j’y reviens, une nécessité vitale, mais difficile aussi à tenir, de ne rien céder aux deux versants de cette ligne de crête dont parlait Michel… Ne rien céder, ni à une sorte d’ethnocentrisme occidental, qui ne veut pas entendre qu’il puisse y avoir des êtres différents sur cette planète, et qui leur demande lorsqu’ils veulent rester ici sinon de s’assimiler du moins d’être discrets et d’exister aussi peu que possible, ne rien céder à cet ethnocentrisme, mais ne rien céder non plus au relativisme, culturaliste ou communautaire. Refuser aussi bien l’universalisme abstrait, qui n’est pas un véritable universalisme, que la concurrence identitaire.
La Ligue a parfois été un peu seule dans cette espèce de concurrence aussi des emportements, des outrances et des sectarismes. Elle continuera à tenir cette ligne de crête, elle la maintiendra ? pas si seule que cela d’ailleurs, et nous avons des rendez-vous qui le montreront encore, qui montreront que l’immense majorité des organisations civiques et sociales dans ce pays comprennent l’enjeu et refusent les instrumentalisations et les faux-semblants. Rendez-vous par exemple, pour ceux qui le souhaitent, du 22 au 28 août à Cerisy—la-Salle, quasiment chez Francine Best qui est ici, pour un colloque que la Ligue organise sur le centenaire de la loi de 1905. « 1905-2005 : laïcité vivante », vous aurez toutes les informations sur ce colloque. Rendez-vous aussi les 9 et 10 décembre, je l’ai dit tout à l’heure, pour le centenaire de la loi de 1905, ce sera le centenaire le 9 décembre précisément, avec de nombreuses organisations laïques et syndicales pour des Assises consacrées à « la laïcité, principe universel ? », avec une ouverture au-delà même des frontières de la France, non pas pour exporter ou pour imposer, mais pour contribuer à l’évolution du monde que nous souhaitons. (Applaudissements)
Sur ces quatre champs de bataille, le sillon est tracé. Je ne prétends rien ouvrir, mais simplement continuer. Le sillon de Madeleine avec la citoyenneté sociale, celui d’Henri avec le manifeste du centenaire et tous les enjeux qu’il a lumineusement dégagés, et celui de Michel enfin, avec la Ligue plus visible que jamais, non seulement dans les médias mais aussi parmi nos partenaires, parmi toutes les organisations du mouvement civique et social, et c’est quelque chose de voir à quel point la Ligue est reconnue et ce qu’on attend d‘elle dans les organisations syndicales et dans les autres associations qui sont nos partenaires.
Michel, à qui il n’est pas très simple de succéder tout simplement parce que la barre est très haute, parce que Michel a porté très haut et très fort notre Ligue depuis 5 ans, donc Michel dont je vous demande aujourd’hui, parce que ce plaisir et cet honneur me reviennent, de faire le président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme. (Applaudissements)
Voilà, au moment de conclure, dans quel état d’esprit j’aborde ce début de mandat, en éprouvant intensément ce mélange de passé, de présent et d’avenir. En éprouvant aussi cette solidarité entre nous autres, ligueurs de toutes les régions, de toutes les villes et de toutes les origines qui composent la France, et aussi la solidarité avec nos amis qui portent le même combat dans des pays proches ou lointains. Je voudrais seulement dire un mot, parce qu’il est là et parce que c’est un ami, de quelqu’un qui symbolise parfaitement cet engagement, cette amitié, cette fraternité militante, ce sens politique et cette capacité à faire vivre la solidarité, quelqu’un qui est un des fondateurs de notre équivalent portugais CIVITAS et qui est vice-président de la FIDH, mon ami José Rebelo (Applaudissements). Pour ceux qui ne le sauraient pas, José, qui était le correspondant du Monde à Lisbonne en 1974, est quelqu’un qui était complètement engagé dans la révolution des œillets et qui continue à porter cet esprit dans le Portugal d’aujourd’hui. Et c’est cela aussi l’Europe que je souhaite pour demain ! (Applaudissements)
Voilà, le passé, le présent, l’avenir, ici, ailleurs, dans le monde entier : chez moi, en Auvergne, les paysans ont un mot très simple pour évoquer ce que j’essaye de dire ici maladroitement : « les uns font les autres ». C’est exactement comme cela que je vous vois ici, c’est cela pour moi la Ligue des droits de l’Homme. C’est en tout cas la ressource la plus vitale qui doit normalement nous vacciner contre le pessimisme.
Je conclurai donc en pillant nos amis de la Fédération de Paris qui ont inscrit, l’année dernière, sur leurs cartes de vœux, un mot superbe que j’aime depuis très longtemps, de George Bernard Shaw. George Bernard Shaw qui n’était pas seulement un humoriste, mais aussi un militant du mouvement ouvrier britannique, George Bernard Shaw disait : « il y a ceux qui regardent le monde en pleurant et qui disent « pourquoi ? », et il y a ceux qui regardent ce même monde et qui disent « pourquoi pas »? ». Je forme le vœu que nous continuions ensemble à dire fermement et pour longtemps « pourquoi pas ? ». Merci à vous tous, continuons le travail ! Retournons au travail et vive la Ligue ! (applaudissements)