Tribune signée par Malik Salemkour, président de la LDH
Les manifestations pour la démocratie en Birmanie sont massives, déterminées, inter-ethniques et courageuses face à une armée prête à écraser le mouvement qui conteste le coup d’État du 1er février. Le bilan est déjà lourd, plus de cinquante personnes ont été tuées, des centaines de personnes blessées et plus de 15 000 arrêtées.
Derrière cette répression visible, on assiste à un retour en arrière vertigineux pour toutes les libertés. La censure de l’Internet et des télécommunications est effrayante. Des décrets liberticides ont été adoptés en quelques jours et les leaders de la Ligue nationale pour la Démocratie (LND), élus à une écrasante majorité, sont détenus, notamment Aung San Suu Kyi.
L’armée birmane au pouvoir de 1962 jusqu’au milieu des années 2010 a ruiné le pays, faisant de la Birmanie l’un des pays les plus pauvres de la planète. Les militaires, s’ils ont ensuite consenti à ouvrir un peu le jeu politique, n’ont jamais renoncé à leur mainmise sur le pays et ses avantages économiques, ayant mis en place un système de prédation qui leur a permis, en 20 ans, d’empocher 18 milliards d’euros…
Face à cette répression et surtout à la perspective de voir de nouveau une junte militaire s’installer sans partage à la tête de cet État, la solidarité internationale se manifeste. En témoignent les nouvelles sanctions prises par les États-Unis de Joe Biden, le Canada, le Royaume-Uni, etc.…
Mais la réponse de l’Union européenne – et celle de la France – semble bien faible : condamnations du coup d’État et volontarisme de quelques diplomates à Rangoun qui sont sortis de leurs ambassades pour recevoir les demandes des manifestants… Si l’UE annonce des mesures à venir, aucune sanction ciblée contre les militaires et leurs intérêts économiques n’est ressortie de la réunion du Conseil des affaires étrangères.
À Paris, le ministre Jean-Yves Le Drian multiplie les condamnations de principe, mais se retranche derrière l’Union européenne ! Les représentants de la communauté birmane n’ont toujours pas été reçus au Quai d’Orsay et les ONG peinent à faire entendre leur voix sur la nécessité de frapper l’armée, en particulier ses intérêts économiques. On attend… Que cela dégénère ? Que des milliers de morts (comme ce fut le cas lors de la répression du mouvement démocratique de 1988) viennent joncher les rues de Rangoun, Mandalay, Bago, etc. ?
Pourquoi la France se montre-t-elle aussi attentiste ?
Manque de moyens ? Mais elle pourrait inciter l’Union européenne à aller plus loin dans les sanctions contre les généraux et les compagnies qu’ils contrôlent et à adresser un signal clair aux multinationales qui les financent. Manque d’une politique birmane ? La France, et les autres pays occidentaux, a pendant dix ans fortement incité à investir en Birmanie, croyant naïvement que le capitalisme consoliderait automatiquement la démocratie.
La position française serait-elle biaisée par les intérêts économiques dus à la présence de Total dans un conglomérat d’exploitation de gaz ? La multinationale française a été le plus gros soutien financier de l’armée birmane à travers la Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE), entreprise contrôlée directement par les généraux dans les années 1990 et 2000. Avec 229 millions d’euros en 2019 selon Justice for Myanmar, Total est de nouveau une source précieuse de liquidités pour les militaires putschistes. Pendant ce temps, les militaires s’approvisionnent régulièrement en armes chinoise, russe, israélienne et nord-coréenne.
Total connaît bien la Birmanie, car ses dirigeants ont souhaité y faire des profits dès 1992, pendant les pires années de la dictature. La multinationale n’a jamais cessé depuis, bien qu’elle ait été obligée de verser des compensations financières à des Birmans victimes de travail forcé sur le chantier du pipeline. Aujourd’hui, les dirigeants de Total se disent seulement « préoccupés par la situation », alors que d’autres entreprises asiatiques notamment le singapourien Petro Energy, ont déjà annoncé le gel de toute activité enrichissant l’armée birmane. L’entreprise australienne Woodside, à son tour, vient d’annoncer la réduction de sa présence et la démobilisation de ses opérations offshore.
À ce stade et en écho, aucune mesure visant à cibler les intérêts économiques des militaires n’a été prise. La nécessité pour les entreprises françaises de ne pas financer la junte n’a pas été mise en avant. Se limiter à des sanctions ciblées sur le haut commandement de la junte serait une erreur, dépourvue d’effet utile malheureusement.
Cette timidité française, que certains pourraient qualifier de cynisme, n’est pas du tout à la hauteur de l’incroyable mouvement de défense de la démocratie #SaveMyanmar. Fonctionnaires, étudiants, travailleurs, entrepreneurs, moines, etc.… sont dans la rue chaque jour et défient pacifiquement l’armée et la police.
Regardons avec respect et admiration la vitalité de la jeunesse birmane qui ne veut pas se laisser confisquer ses libertés par une mafia militaire. La France doit hausser la voix en direction de cette junte mortifère, des pays qui la soutiennent, en premier lieu la Chine et la Russie, et des entreprises qui la financent, notamment Total.
Le président de la République doit demander clairement que les entreprises françaises cessent leurs activités bénéficiant aux militaires birmans. Avant qu’il ne soit trop tard.
(1) auteur de « De Quoi Total est-elle la somme ? » (Rue de l’Échiquier/Écosociété)
Alain Deneault, membre du Collège international de philosophie (1), Mathieu Flammarion, Président d’Info Birmanie, Guissou Jahangiri, Vice-présidente de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), Malik Salemkour, Président de la Ligue des droits de l’Homme (LDH)