Tribune de Pierre Tartakowsky, président d’honneur de la LDH
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Le gouvernement a récemment rendu public, non sans un certain éclat, son plan national de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations. L’événement vaut qu’on s’y arrête, tant il illustre les contradictions politiques avec lesquelles doit compter l’action institutionnelle et l’engagement de la société civile.
Le plan à proprement parler enregistre d’abord des avancées de méthode : il devient quadri annuel, ce qui témoigne d’une volonté d’enracinement dans la durée. Il a par ailleurs été précédé d’un effort louable de consultation au sein de la société civile. On pourrait facilement souligner les limites de ce processus mais le fait qu’il ait été enclenché n’est pas négligeable et permet potentiellement qu’il puisse être amélioré. Le contenu, enfin, se structure autour d’axes prioritaires parmi lesquels on retiendra deux intuitions fortes. La première de ces propositions vise à systématiser un effort de formation des intervenants dans les domaines sportifs, à tous niveaux. Le terrain est traversé de tensions fortes entre des aspirations à lutter contre le racisme, les discriminations et une forte prégnance culturelle viriliste, machiste et racialiste. Avec ce paradoxe, c’est un terrain stratégique de par sa force de représentation. Le déclarer prioritaire est donc bienvenu. La seconde proposition, également tournée vers la jeunesse, vise à travailler de concert avec les éditeurs et les acteurs du monde des jeux vidéos, véritables psychopompes de modèles qui parlent puissamment à l’imaginaire. Le reste des propositions s’inscrit dans une tradition pédagogique priorisant des politiques de formation à destination des jeunes, des enseignants, des magistrats et des forces de l’ordre. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme voit reprendre quelques unes de celles qu’elle formule de longue date mais celles qui concernent le comportement des forces de l’ordre et les corrections à y apporter sont ignorées. Les propositions sur les champs du travail et de l’emploi ignorent, malgré des rappels pressants, l’importance des organisations syndicales dans la lutte contre les discriminations ainsi que les prérogatives qui devraient y être attachées.
Le sentiment domine qu’on a voulu aller plus loin que par le passé et gagner en efficacité – ce qui sera facile, les plans précédents n’ayant guère laissé d’empreinte – mais qu’on s’est arrêté au milieu du gué. D’abord, et même si ce n’est pas toujours l’essentiel, le flou qui entoure les moyens alloués entretient cette impression. Il est certes difficile à quiconque d’évaluer ce que serait le niveau d’investissement satisfaisant dans un domaine aussi transversal mais le fait de renvoyer l’affaire aux ministères en raisonnant à budget constant ne peut guère, nonobstant la mobilisation des bonnes volontés, qu’aboutir à des bricolages plus ou moins cosmétiques. Ensuite, multiplier les formations est nécessaire, singulièrement là où la lutte anti raciste nécessite un savoir-faire professionnel. En faire une panacée serait une illusion. Malheureusement, l’effet de répétition est tel qu’il donne le sentiment qu’on souhaite « éduquer les masses » singulièrement d’ailleurs les jeunes pour lesquels on entend mobiliser le Snu et le service civique. D’où le risque d’un double effet pervers redoutable : celui de donner le sentiment qu’on à affaire à des retardés incultes d’une part et, d’autre part, d’envoyer à l’opinion une image du racisme, de l’antisémitisme et de l’homophobie une conception dangereusement superficielle. S’il suffisait d’être « formé » ou « éduqué » pour combattre ces maux, cela se saurait. Education et formation sont peu de choses si elles ne sont pas prises en relais par le débat politique et démocratique. C’est là que le bât blesse. Aussi sincère que soit le plan présenté par le gouvernement, force est de constater qu’il bute essentiellement et malgré tous les efforts déployés… sur les orientations de fond et sur la méthode de ce même gouvernement.
La Première ministre avait tenu, c’est tout à son honneur, à présenter le plan en grande pompe et avec force symboles afin justement de lui conférer cette dimension politique prioritaire. La presse en a donc pris connaissance à l’institut du monde arabe, avec la participation active de dix ministres, « engagés » sur le terrain contre les discriminations de tous ordres et de la société civile, en l’occurrence quelques associations, chacune invitée à s’exprimer en binôme avec un ministre. Outre le fait assez inexplicable qu’un rôle éminent a été réservé dans un premier temps à la Licra, SOS racisme et… au Crif, qu’en est-il sorti ? Les ministres, c’est bien le moins, ont dit qu’ils feraient le maximum, sans autres précisions. Manquait néanmoins le ministre de l’Intérieur, sans doute beaucoup plus occupé que ses dix collègues. A moins qu’il ait jugé que rien, dans tout cela, ne concernait son ministère ou que la première ministre ait stratégiquement préféré son absence à sa présence. Reste que dans les territoires, les Comités Opérationnels de lutte contre le Racisme et l’Antisémitisme et la Haine anti-LGBT (Corah), véritables structures fantômes n’ayant jamais fonctionné, vont plus que jamais rester à la totale discrétion du préfet, sous la houlette de la place Beauvau. La mise en scène dans laquelle les associations se sont inscrites – donnant l’impression trompeuse d’une co élaboration – n’était pas de celles qui rassemblent et galvanisent. Elle participait – consciemment, inconsciemment ? – d’une instrumentalisation de l’acteur associatif en parfaite résonnance avec l’esprit de la loi sur le séparatisme et le Contrat d’engagement républicain.
Au final, cette présentation par Elisabeth Borne aura offert – et c’est là l’essentiel – un vertigineux décalage avec le moment politique, lourdement marqué par les débats électoraux de l’année écoulée. La rhétorique raciale s’y est déployée comme jamais à l’initiative d’un candidat à la xénophobie revendiquée. Grâce à une somme inimaginable il y a encore dix ans de complaisances, de complicités et de lâchetés, elle a imposé ses thématiques, réhabilité l’idée que des « races » seraient supérieures, que les femmes seraient, elles, inférieures, que la guerre n’est jamais que la loi de la nature appliquée aux sociétés humaines et que les droits de l’Homme ne seraient qu’une dangereuse fumisterie égalitaire, tout juste bonne à désarmer la France dans le combat qu’elle aurait à mener pour sa survie. Le racisme déploie ici sa véritable nature politique : anti-démocratique, anti-républicaine, anti-égalitaire, en un mot : haineuse. C’est cette charge sulfureuse qu’il s’agit aujourd’hui de nommer, de désigner et de combattre, avec l’ampleur nécessaire. Il y a trente ans, la plupart des préconisations du plan gouvernemental auraient été bienvenues. Elles apparaissent aujourd’hui bien timides, d’autant qu’elles exonèrent de fait la puissance publique, ses institutions, ses élus de leurs responsabilités. L’empilement de lois sur les migrants, sur les étrangers, les promesses de multiplications d’OQTF, le peu d’empressement à mettre au ban des expressions comme « français de souche », véritable mensonge en soi, les amalgames récurrents opérés autour du terrorisme et de l’étranger, le déni du caractère profondément discriminant de pratiques policières, rien de tout cela n’est évoqué. Plus qu’une limite, c’est une faille, dans laquelle risquent fort de s’abimer le plan et ses mesures, fut-ce les mieux intentionnées.
Il serait évidemment absurde, alors que les xénophobes de tous poils relèvent la tête, de s’adosser à ces critiques pour renoncer à l’action. La riposte est nécessaire. Elle peut évidemment s’appuyer sur les priorités affichées par le gouvernement pour peser sur les pratiques institutionnelles, alimenter le débat public, travailler à des mobilisations anti racistes larges et efficaces. Elle peut d’autant plus le faire que, contrairement aux résultats électoraux qui, par définition, ne parlent que des votants, les enquêtes d’opinion attestent d’une France hostile au racisme et de français de plus en plus tolérants. C’est cette réalité que la radicalisation des extrémistes de droite vise à invisibiliser, à mettre hors débat politique. C’est de cette réalité-là que doivent naitre des offensives qui consacrent la fraternité, non comme un « plus » démocratique mais comme son cœur battant.
Pierre Tartakowsky, président d’honneur de la LDH (Ligue des droits de l’Homme)