Tribune collective signée par Nathalie Tehio, présidente de la LDH
Lire la tribune sur Les mots sont importants
Suite à de nombreuses interventions dans les médias de Fariba Adelkhah, anthropologue et ancienne prisonnière en Iran, autrice du livre Prisonnière à Téhéran (Seuil, 2024), un collectif d’auteur-ices a estimé utile de rappeler certains faits largement documentés, mais omis ou niés, concernant les prisons et plus largement la situation des droits humains en Iran.
Les conditions d’incarcération ont changé en Iran depuis les années 1980, où plusieurs milliers de prisonniers politiques furent exécutés – parfois collectivement. Mais les prisons, notamment celles d’Évin, demeurent des institutions totales où s’exercent l’arbitraire et la violence d’un régime répressif. Elles sont loin d’être « un extraordinaire plateforme de changement » qu’il conviendrait de « démystifier » et un « lieu de rencontre et dialogue entre prisonniers et les gens avec lesquels ils vivent » (autrement dit, les geôliers), comme l’a déclaré l’anthropologue Fariba Adelkhah, qui a aussi expliqué que, dans la prison d’Evin, « les vrais geôliers sont les co-détenues. » [1]
Contrairement à ces propos, des centaines de témoignages recueillis par les organisations internationales (ONU, Amnesty International) confirment que la répression et la surveillance se sont intensifiées depuis le soulèvement Femme Vie Liberté qui a suivi l’assassinat de Jina Mahsa Amini le 16 septembre 2022 par la police des mœurs pour un voile mal-ajusté. Plusieurs centaines de personnes ont été tuées et au moins 20,000 personnes arrêtées et emprisonnées, dans un vaste réseau de centres de détention officiels et secrets. Une trentaine de jeunes hommes arrêtés lors de ce mouvement, notamment issus des minorités kurdes et baloutches, ont été exécutés. Une cinquantaine de prisonniers, dont deux femmes, sont actuellement condamnés à mort.
Amnesty International a recueilli 45 témoignages de viols de femmes, d’hommes et d’enfants par des agents du Sepah (les gardiens de la révolution) et de différentes forces de sécurité. Plusieurs de ces victimes, et plusieurs autres détenus parfois mineurs se sont suicidés après leur libération. Les tortures physiques et psychologiques – la Torture blanche (Albin Michel, 2024) à laquelle la prix Nobel de la Paix Nargues Mohammadi a consacré un livre sur la base d’entretiens avec des dizaines de détenues – demeurent des pratiques courantes. Les refus de soins médicaux, dont la militante et d’autres prisonnières font l’objet, constituent aussi une forme de violence punitive.
En février 2023, sept prisonnières à Evin alertent sur « les pressions psychologiques et physiques » qui s’exercent sur les prisonnières, parfois pendant des années, « dans des cellules d’isolement du quartier de sécurité, afin qu’elles avouent ce qu’elles n’ont pas fait et que leurs interrogateurs puissent justifier leur exécution ». En août 2024, des prisonnières ont été violemment battues alors qu’elles « protestaient contre l’exécution, en secret et à l’aube, d’un manifestant arrêté en 2023 et condamné suite à des aveux forcés obtenus sous la torture ».
Les chercheurs sont tenus par un devoir de vérité, de rigueur, de non-falsification des faits. Leurs interprétations, le choix de leurs sujets et leurs affinités politiques ne regardent qu’elles et eux, mais l’intégrité factuelle de leur travail engage leur profession, et la confiance qu’une société peut avoir en la parole de celles et ceux qui se revendiquent de l’observation empirique et de la production de savoirs.
La complexité des relations qui s’instaurent entre des êtres soumis à la terreur et aux privations dans les prisons de la République islamique a été analysée dans toute une « littérature des prisons » depuis les années 1980 jusqu’à ce jour. Sans faire un portrait en noir et blanc, sans omettre les dilemmes et les problèmes, sans peindre la résistance en rose, ces écrits nombreux n’en disent pas moins clairement où se situe la répression : du côté de ceux qui enferment et exécutent.
Par ailleurs, de nombreux travaux à travers le monde montrent comment la suspicion et la mésentente sont les effets concrets d’un pouvoir autoritaire sur celles et ceux qui le subissent, mais aussi une arme de ce pouvoir pour continuer son emprise au-delà des frontières où il règne en maître, à travers des discours de déni et de soupçon qui font son jeu.
La vague de répression inquiétante qui frappe à nouveau la jeunesse en Iran est destinée à étouffer le rejet politique massif de la République islamique tenu pour une « dictature » comme l’affirment les slogans dans la rue.
C’est en rejet de ce régime que des femmes retirent leur voile obligatoire, symbole de l’idéologie d’État, revendiquant la liberté, la laïcité, la démocratie et la justice sociale. Elles sont loin d’être des « solo riders » aiguillées par une superficielle soif de célébrité : c’est pour prendre le contrôle de leur destin, y compris de leur corps et de leur sexualité, qu’elles transgressent les normes islamiques. Par le biais d’actes performatifs, elles refusent de dissimuler leurs corps désormais indociles. Elles tentent ainsi d’échapper au pouvoir disciplinaire d’un régime de surveillance.
Malgré une répression brutale aux mille visages, et une précarité économique galopante, elles chantent, dansent et proclament l’urgence de la liberté. Car « le pouvoir exige des corps tristes. Le pouvoir a besoin de tristesse parce qu’il peut la dominer », comme le rappelait Gilles Deleuze, « la joie, par conséquent, est résistance ».
Le mouvement Femme Vie Liberté illustre l’imbrication des rapports sociaux de genre, de religion, de sexualité, d’ethnicité, de classe sociale dans un pays multiethnique et multireligieux qu’est l’Iran. Le véritable changement se trouve non dans un adoucissement de l’appareil répressif du régime mais dans la société iranienne moderne qui rejette, dans sa grande majorité, l’islam politique et la République islamique qui l’incarne.
[1] Voir les entretiens de Fariba Adelkhah sur France Inter, « 7/10 », le 11 novembre 2024, sur Arte, 28 minutes, le 7 novembre 2024, sur France 5, C ce soir, le 11 novembre 2024
Signataires :
Azadeh Kian, professeure de sociologie, directrice du Cedref, Université Paris Cité ; Chowra Makaremi, chargée de recherche CNRS, Laboratoire d’Anthropologie Politique (EHESS) ; Farhad Khosrokhavar, directeur d’études émérite, EHESS ; Marie Ladier-Fouladi, directrice de recherche émérite CNRS, EHESS ; Stéphane Dudoignon, directeur de recherche CNRS, Cetobac, EHESS ; Saeed Paivandi, professeur de sociologie, Université de Lorraine ; Pinar Selek, écrivaine, maîtresse de conférence en sociologie, Université de Côte d’Azur ; Mehran Mostafavi, professeur de chimie physique, vice-président recherche de l’université Paris -Saclay ; Guissou Jahangiri, secrétaire générale de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et directrice exécutive d’Open Asia ; Chirinne Ardakani, avocate, présidente de l’ONG Iran justice ; Marjan Satrapi, artiste-écrivaine ; Maryse Artiguelong, vice-présidente de la FIDH ; Maryam Claren, spécialiste de l’Iran à Hawar.Help, fille de la prisonnière politique Nahid Taghavi ; Christine Villeneuve, juriste, éditrice, directrice des éditions des femmes ; Elisabeth Nicoli, Avocate, co-présidente de l’Alliance des Femmes pour la Démocratie ; Nathalie Tehio, présidente de la LDH (Ligue des droits de l’Homme).