Lettre ouverte de la LDH, la FIDH et l’Observatoire des armements à l’attention des parlementaires
Paris, le 17 janvier 2025
Madame la députée, Monsieur le député, Madame la sénatrice, Monsieur le sénateur,
La LDH (Ligue des droits de l’Homme), la FIDH (Fédération internationale des droits humains) et l’Observatoire des armements vous sollicitent en vue d’un suivi démocratique des exportations d’armes en France.
La France est liée par le traité sur le commerce des armes du 2 avril 2013, ratifié le 2 avril 2014[1], qui impose de respecter tant le droit international humanitaire que les droits de l’Homme, « conformément, entre autres, à la Charte des Nations unies et à la Déclaration universelle des droits de l’Homme » en prévoyant une évaluation du risque de violations du fait du transfert d’armes. Il lui appartient notamment « d’instituer et d’appliquer un régime national de contrôle »[2] et de prévoir un système d’autorisation préalable pour les exportations d’armes classiques, de munitions et de pièces et composants et de prendre « des mesures pour éviter un détournement » (article 11).
La France est par ailleurs engagée par la position commune du Conseil de l’Union européenne du 8 décembre 2008[3], où l’un des critères pour autoriser l’exportation d’armes est le « respect des droits de l’Homme dans le pays de destination finale et [le] respect du droit humanitaire international par ce pays »[4].
Depuis 1949, la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) examine les demandes d’agrément préalable en vue d’une exportation de matériels de guerre ou matériels assimilés. Elle émet un avis sur ces demandes afin d’assister les services du Premier ministre, celui-ci étant l’autorité compétente pour délivrer cet agrément.
Cette procédure appelle de notre part les remarques suivantes :
- cette commission interministérielle n’est pas représentative des intérêts en jeu puisque seule l’administration, et plus précisément les armées, les finances et les affaires étrangères, y siègent et seuls les intérêts des industriels, par leur demande, y sont représentés ;
- les ONG, associations de défense des populations ou associations de défense des droits humains ne sont pas consultées alors qu’elles ont un point de vue important à porter sur l’usage de ces armes et les risques réputationnels et légaux pour la France ;
- ses avis ne sont pas publics et ne peuvent pas faire l’objet d’un recours[5];
- alors que la France est régulièrement accusée d’exporter des armes vers des pays les utilisant contre les populations civiles en violation du droit de la guerre (Yémen[6], Gaza[7]), le pays, comme la représentation nationale, doit se contenter des dénégations des ministres[8] sur l’absence de lien entre les exportations et l’usage d’armes contre les populations ciblées, sans aucun élément de preuve et sans transparence.
Cette question est d’autant plus opaque que la communication ne serait-ce que des documents annexes (documents douaniers par exemple) est refusée aux différentes associations[9] au nom du maintien du secret, prévu par les exigences « constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation au nombre desquels figurent l’indépendance de la Nation et l’intégrité du territoire ».
Nos organisations tiennent à souligner que dans le cadre du conflit israélo-palestinien, la Cour internationale de justice « a jugé particulièrement important de rappeler à tous les Etats les obligations internationales qui leur incombent en ce qui concerne le transfert d’armes à des parties à un conflit armé, afin d’éviter le risque que ces armes soient utilisées pour commettre des violations des conventions » de Genève[10].
Les titulaires de vingt-quatre mandats au titre des procédures spéciales du Comité des droits de l’Homme des Nations unies se sont exprimés en juin 2024 sur la nécessité pour les Etats de mettre fin immédiatement aux transferts d’armes et de munitions vers Israël, pour ne pas risquer de se rendre complices de violations graves tant au droit international humanitaire que de crimes internationaux, y compris celui de génocide[11]. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme a formulé une recommandation en ce sens[12].
La loi n°2023-703 du 1er août 2023 relative à la programmation militaire 2024-2030 a prévu en son article 54 la création d’une commission parlementaire d’évaluation de la politique du gouvernement d’exportation de matériels de guerre et de matériels assimilés, de transfert de produits liés à la défense ainsi que d’exportation et de transfert de biens à double usage. La LDH, la FIDH et l’Observatoire des armements s’inquiètent de ce qu’elle n’ait toujours pas été mise en place dans le cadre de la nouvelle mandature.
En toute hypothèse, sa composition est trop limitée pour permettre l’exercice d’un réel contre-pouvoir et ses compétences[13] sont trop étroites pour permettre de réellement contrôler les exportations d’armes. Il est étrange que la représentation nationale, qui a pourtant accès pour les contrôler, aux services de renseignement, ne puisse pas avoir accès directement aux documents d’exportation d’armes, éléments structurants de nos relations internationales et ce alors même que ces exportations peuvent créer un risque majeur de complicité dans des crimes de guerre ou contre l’humanité.
En conséquence, la FIDH la LDH, et l’Observatoire des armements vous demandent d’organiser et de soutenir la mise en place de cette commission parlementaire d’évaluation de la politique du gouvernement, conformément à la loi du 1er août 2023 et de travailler au renforcement du pluralisme dans la composition de cette commission, et de l’élargissement de ses compétences pour qu’elle puisse contrôler par elle-même les licences d’exportation et non s’en remettre à des rapports pour un contrôle indirect. Nos organisations vous demandent également de prévoir que cette commission auditionne régulièrement les ONG travaillant sur ce sujet.
En raison de l’importance du sujet, vous comprendrez que nous nous réservions la possibilité de rendre cette lettre publique.
Veuillez croire, Madame la députée, Monsieur le député, Madame la sénatrice, Monsieur le sénateur en l’expression de notre haute considération.
Eléonore Morel, directrice générale de la FIDH
Nathalie Tehio, présidente de la LDH
Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements
[1] https://treaties.un.org/pages/ViewDetails.aspx?src=IND&mtdsg_no=XXVI-8&chapter=26&clang=_fr
[2] https://thearmstradetreaty.org/hyper-images/file/Traitesurlecommercedesarmes/Traitesurlecommercedesarmes.pdf
[3] N°2008/944/PESC définissant des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires (modifiée en 2019)
[4] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:32008E0944#d1e243-99-1
[5] La juridiction administrative est incompétente pour statuer sur une requête en suspension des autorisations d’exportation de matériel de guerre et assimilé, car « cette demande de portée générale n’est pas détachable de la conduite des relations internationales de la France » et les traités internationaux ne peuvent alors pas être invoqués utilement, CE 27 janvier 2023, n°430098, Aser. Voir également à propos de la suspension d’exportation en direction d’Israël : Conseil d’État, juge des référés, décision du 1er mai 2024, n°493898, inédit au recueil Lebon
[6] L’enquête Disclose d’avril 2019 est disponible sous https://made-in-france.disclose.ngo/fr/ Exportation d’armes vers le Yémen en dépit de l’information de détournements.
[7] https://disclose.ngo/fr/article/guerre-a-gaza-la-france-equipe-en-secret-des-mitrailleuses-utilisees-par-larmee-israelienne
https://disclose.ngo/fr/article/en-pleine-guerre-a-gaza-la-france-equipe-des-drones-armes-israeliens
[8] https://disclose.ngo/fr/article/livraison-a-israel-dequipements-pour-mitrailleuses-la-france-entretient-lopacite
[9] Tribunal administratif de Montreuil – 9e chambre – 19 juillet 2024 – n° 2209299 Le Conseil d’État s’est prononcé dans le même sens : Conseil d’État, juge des référés, décision du 1er mai 2024, n°493898, inédit au recueil Lebon https://www.dalloz.fr/documentation/Document?id=TA_MONTREUIL_2024-07-19_2209299
[10] https://www.icj-cij.org/sites/default/files/press-releases/0/000-20241024-sta-01-00-fr.pdf Discours de SE M. le juge Nawaf Salam, président de la Cour internationale de justice, à l’occasion de la 79e session de l’Assemblée générale des Nations Unies, le 24 octobre 2024, p.9
[11] Communiqué de presse, « States and companies must end arms transfers to Israel immediately or risk responsibility for human rights violations: UN experts », 20 juin 2024
[12] CNCDH, Déclaration Gaza : la famine comme méthode de guerre est un interdit fondamental, Assemblée plénière du 28 mars 2024, recommandation n°9 de suspension de l’octroi des licences d’exportation des armes et des biens à double usage.
[13] Extraits de l’article 54 de la loi du 1er août 2023 : « Les présidents des commissions permanentes de l’Assemblée nationale et du Sénat chargées de la défense en sont membres de droit. La commission comprend également quatre autres membres désignés de manière à assurer une représentation pluraliste : deux députés nommés par le Président de l’Assemblée nationale et deux sénateurs nommés par le Président du Sénat.
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– La commission prend connaissance :