Lettre ouverte de la FIDH, du Réseau Euro-Méditerranéen des droits de l’Homme, de la LDH et du Comité pour le respect des libertés et des droits de l’Homme en Tunisie.
M. Michel Barnier
Ministre des Affaires étrangères
Lettre ouverte
Monsieur le Ministre,
Le 19 juillet prochain, vous vous rendrez à Tunis en visite officielle. A cette occasion, la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), avec son affiliée française, la Ligue des droits de l’Homme (LDH), le Réseau euro-méditerranéen des droits de l’Homme (REMDH) et le Comité pour le respect des libertés et des droits de l’Homme en Tunisie (CRLDHT) souhaitent attirer votre attention sur la situation alarmante des droits de l’Homme en Tunisie sur la base des informations reçues en particulier de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) et du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT), organisations membres de la FIDH et du REMDH.
En effet, la situation des droits de l’Homme dans ce pays, loin de s’améliorer, ne cesse de se détériorer. Contrairement au discours des autorités tunisiennes, l’analyse démontre que les violations des droits humains recensées ne relèvent pas d’actes isolés, mais constituent un système délibéré.
En dépit de la référence aux droits de l’Homme dans la constitution tunisienne, les amendements qui y ont été apportés en mai 2002 par référendum ont pour effet de restaurer pratiquement une présidence à vie en Tunisie à l’occasion des élections de novembre 2004, compromettant ainsi la démocratisation des institutions politiques.
Nos organisations sont particulièrement préoccupées par les atteintes à la liberté de l’information alors que la Tunisie sera l’hôte du Sommet mondial de la société de l’information par la persistance de centaines de prisonniers politiques dans les prisons tunisiennes, par les entraves incessantes à l’action des défenseurs des droits de l’Homme. Surtout, nos organisations souhaitent vous faire part de leur grande inquiétude à la suite de la condamnation à des peines très lourdes des jeunes « internautes » de Zarzis à l’issue d’un procès que nos organisations ont unanimement qualifié d’inéquitable. En conséquence, nous considérons leur détention comme arbitraire.
Les atteintes à la liberté de l’information
Alors que la Tunisie s’apprête à être l’hôte en 2005 du Sommet mondial de la société de l’information, les atteintes à la liberté d’information y sont particulièrement flagrantes. L’uniformité de l’information tant écrite qu’audiovisuelle est devenue une caractéristique de la presse tunisienne. Les analyses et les informations publiées par différentes organisations non gouvernementales sont bannies de la presse et des medias officiels. La publication d’un journal requiert l’autorisation préalable du Ministère de l’intérieur et la très grande majorité des organes de presse indépendants ou d’opposition a été interdite. De plus, le 26 juin 2003, une nouvelle disposition du code électoral a interdit à tout Tunisien de s’exprimer sur un média audiovisuel étranger en faveur ou à l’encontre d’un candidat aux élections présidentielles, et ce durant la campagne électorale. C’est ainsi que toute infraction à cette « loi » est passible d’une amende de 20.000 €, ou à défaut de paiement, d’une peine non réductible de 2 ans de prison.
De nombreux journalistes ont été emprisonnés à l’instar de Hamadi Jebali, détenu depuis plus de douze ans et d’Abdallah Zouari, condamné une nouvelle fois au terme de 11 années de détention, pour non-respect de l’astreinte à la résidence administrative, imposée de façon illégale.
L’information sur Internet fait également l’objet d’un contrôle étroit. Ainsi, les sites des organisations de défense des droits de l’Homme tunisiennes (CNLT, LTDH, RAID), des partis d’opposition, des ONG internationales (Human Rights Watch, FIDH, Amnesty International …), des organes d’information sont le plus souvent inaccessibles depuis la Tunisie. Zouhayr Yahyaoui, fondateur et principal animateur du site TUNeZINE a été condamné en juin 2002 à 2 ans de prison ferme pour « propagation de fausses nouvelles ». Il a finalement fait l’objet d’une libération conditionnelle le 18 novembre 2003. Le même jour, Mme Neziba Rejiba, alias Om Zied, rédactrice en chef du magazine en ligne « Kalima » – interdit par les autorités tunisiennes – et membre fondatrice du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT), a été condamnée le 18 novembre à huit mois de prison avec sursis et à une peine d’amende de 1200 dinars tunisiens pour « trafic de devises ».
Les prisonniers politiques
Plus de 600 prisonniers politiques sont encore aujourd’hui détenus dans les prisons tunisiennes. Les prisonniers tunisiens, et notamment les prisonniers d’opinion, sont encore victimes de traitements inhumains et dégradants et sont souvent privés des soins vitaux que requiert leur état de santé. 35 détenus politiques sont ainsi maintenus en isolement total, dont certains depuis plus de 12 ans, en violation flagrante de la Convention internationale contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants.
Lofti Farhat, résident en France, a été arrêté le 2 août 2000, alors qu’il rentrait en Tunisie en vacances. Il a été détenu au secret au delà de la période de garde à vue autorisée et a été condamné à 7 ans de prison le 31 janvier 2001 par un tribunal militaire pour « complot contre l’Etat », alors même que ses aveux ont été obtenus sous la torture.
Les prisonniers libérés sont continuellement harcelés et régulièrement tenus de se présenter au poste de police. De plus, ces derniers se voient interdire l’exercice de toute activité professionnelle que ce soit dans l’administration publique ou dans le secteur privé et sont souvent privés de passeport. Ces harcèlements et ces tracasseries concernent plus d’un millier de personnes et certains de leurs proches.
Jalel Ayyed et Abdellatif Makki, emprisonnés respectivement pendant 8 et 10 ans pour leurs opinions politiques et leurs activités syndicales au sein de l’Union générale tunisienne des étudiants (UGTE) se sont vus opposer un refus d’inscription à la Faculté de Médecine, en vue de terminer leurs études.
Les atteintes à la liberté d’association
Outre la liberté de fonder des partis politiques qui est inexistante en Tunisie, la liberté d’association reste grandement entravée par des mesures bureaucratiques et de nombreuses demandes d’autorisation ne sont jamais accordées. C’est ainsi que parmi les 7000 associations officiellement recensées, moins d’une douzaine sont réellement indépendantes. En même temps, d’autres associations, dont le Conseil national des libertés en Tunisie, l’Association de lutte contre la torture, le Centre tunisien pour l’indépendance de la justice et des avocats, la Ligue des écrivains tunisiens libres sont toujours en attente de l’autorisation leur permettant d’exercer en toute légalité.
Le 22 juin 2004, la Ligue Tunisienne de défense des droits de l´Homme fait l’objet de plusieurs procédures judiciaires à la suite de plaintes déposées par des adhérents de la Ligue, membres du parti au pouvoir RCD.
En outre, les autorités tunisiennes veulent désormais imposer à toute association la demande d’une autorisation préalable avant de recevoir des fonds de bailleurs étrangers telle la Commission européenne. Ce faisant, elles se fondent, de façon abusive sur un texte de 1923 qui concerne, normalement, uniquement les collectes de fonds, auprès du public, en Tunisie. Dans le cadre de l’Initiative européenne pour la démocratie et les droits de l’Homme (IEDDH), la Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme a obtenu un financement permettant sa restructuration. La 1ère tranche de ce programme a pu être exécutée mais les autorités tunisiennes bloquent depuis le mois d’août 2003 l’exécution de la seconde au moment où la Ligue vient d’obtenir, toujours dans le cadre de l’IEDDH, un nouveau financement plus important pour un programme concernant l’accès à la justice.
Aujourd’hui, le Comité directeur de la LTDH se retrouve dans l’impossibilité de régler le loyer du siège et se retrouve également dans l’obligation de fermer les locaux de dix de ses sections régionales : Sfax, Jendouba, Sousse, Mahdia, Gafsa, Gabès, Kairouan, Monastir, Kebili et Bizerte.
Le harcèlement des défenseurs des droits de l’Homme
L’accès au territoire tunisien pour les ONG internationales de défense des droits de l’Homme est étroitement contrôlé. Ainsi, alors qu’il se rendait à Tunis pour assister à une conférence de presse prévue le 14 avril 2004, Me Patrick Baudouin, Président d’honneur de la FIDH a été refoulé lors de son arrivée à l’aéroport de Tunis-Carthage sans qu’aucun motif ne lui soit notifié.
Les défenseurs des droits de l’Homme tunisiens, les avocats, magistrats et leur famille font l’objet de harcèlement et d’une répression toujours croissants. Les agressions physiques à l’encontre des défenseurs des droits de l’Homme, avocats et magistrats, se sont multipliées ces derniers temps dont l’ancien bâtonnier Me Béchir Essid, les membres du Conseil de l’Ordre des Avocats, Me Raouf Ayadi et Me Mohamed Jmour ou encore l’ancien juge Mokhtar Yahyaoui, démis de ses fonctions pour avoir dénoncé le manque d’indépendance du pouvoir judiciaire tunisien. Mme Sihem Ben Sédrine, porte parole du CNLT a été molestée en pleine rue le 5 janvier 2004.
La liberté de circulation des défenseurs est également largement entravée. Certains sont empêchés de quitter le territoire, d’autres, comme Kamel Jendoubi, président du Comité pour le respect des libertés et des droits de l’Homme en Tunisie (CRLDHT) et Président du Réseau euro-méditerranéen des droits de l’Homme se sont vus refuser le renouvellement de son passeport.
Instrumentalisation de la justice et dérives de la lutte anti-terroriste
Les observateurs internationaux présents lors des audiences des procès contre l’Ordre des avocats ou contre la LTDH et de nombreux procès politiques des derniers mois ont pu constater que la justice tunisienne est instrumentalisée à des fins de répression de toute voix discordante. Le récent refus de la part du gouvernement tunisien de mettre en place un programme MEDA de la Commission européenne relatif à la réforme de la justice et son insistance à ne consacrer les 25 millions prévus qu’à des rénovations de matériel et d’infrastructures notamment pénitentiaires, s’inscrit dans le cadre de la volonté des autorités tunisiennes de maintenir leur monopole et leur main mise sur le fonctionnement de la justice tunisienne.
La définition du « terrorisme » dans la législation tunisienne, et tout particulièrement celle figurant à l’article 52 bis du Code pénal, autorise toutes sortes d’abus en raison de son caractère vague.
La nouvelle loi anti-terroriste du 12 décembre 2003 risque de criminaliser davantage des activités relevant de l’action politique ou associative contestataire et de mettre encore plus en péril les droits humains et les libertés fondamentales.
Le 6 juillet 2004, six jeunes « internautes » originaires de Zarzis ont été condamnés par la Cour d’appel de Tunis à 13 ans de prison ferme pour “entreprise terroriste”, “vol et détention de produits explosifs”. Les avocats et les observateurs internationaux présents aux audiences se sont inquiétés des nombreuses irrégularités de ce procès (falsification des lieux et des dates d’arrestation dans les PV, détention au secret des accusés pendant 17 jours et sérieuses allégations de tortures et de mauvais traitements subis pendant cette période, nombreuses entraves au droit de la défense: refus du juge d’instruction de communiquer les pièces à conviction aux avocats de la défense, absence inexpliquée des prévenus lors de l’audience du 22 juin, refus d’entendre les témoins de la défense etc) qui font douter de la véracité des faits pour lesquels les jeunes ont été condamnés.
Nous vous remercions pour l’attention que vous accorderez à la présente, et vous prions d’agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de nos sentiments distingués.
Michel Tubiana Président de la LDH, Sidiki Kaba Président de la FIDH, Kamel Jendoubi Président du REMDH, Président du CRLDHT
Paris, le 13 juillet 2004