Appel commun LDH, SAF, SM, IRIS, DELIS, AFJD
La carte d’identité actuelle avait déjà été présentée comme « infalsifiable ». Le souvenir de cette promesse ne peut donc que nous incliner à la prudence sur ce sujet, surtout si l’on en croit le ministère de l’Intérieur. L’ampleur prise par les falsifications de cartes bancaires, la falsification des nouveaux billets en euros, eux aussi « infalsifiables », nous ont depuis longtemps démontré le caractère relatif de cette notion. Au contraire, la complexification des dispositifs de sécurisation rend la falsification plus difficilement détectable, avec le risque de préjudices beaucoup plus importants du fait de la confiance particulièrement forte accordés à ces nouveaux titres.
L’argument tiré de la lutte contre le terrorisme constitue aussi un pur alibi. Il est ainsi faux de prétendre que la nouvelle carte d’identité électronique serait imposée par la réglementation Européenne et les règles de l’organisation de l’aviation civile internationale qui ont conduit l’Union Européenne à instaurer des visas et des passeports incluant des éléments d’identification biométriques. Au contraire le règlement européen du 13 décembre 2004 réserve expressément la compétence des Etats membres en ce qui concerne les cartes d’identité[i]. S’il est vrai que la carte d’identité peut servir de document de voyage alternatif au passeport pour certaines destinations, cela ne justifie pas d’appliquer les mêmes dispositions aux deux documents. Ce choix n’est d’ailleurs pas celui d’autres pays européens, dont les ressortissants peuvent également utiliser leur carte d’identité comme titre de voyage. Par ailleurs, la fraude à l’identité constitue un moyen parmi de nombreux autres qu’utilisent les réseaux terroristes, et certes pas le plus courant : doit-on rappeler que dans la quasi-totalité des attentats les plus violents, leurs auteurs ont utilisé leurs propres identités ? Rien ne démontre la prépondérance de cette fraude ni, par conséquent, en quoi la sécurisation à l’extrême des titres d’identité permettrait de lutter efficacement contre l’existence de réseaux criminels.
Les justifications avancées apparaissent donc particulièrement fragiles. Cette fragilité est révélatrice des logiques qui sous-tendent en réalité un tel projet.
[i]Règlement (CE) 2252/2004 article 1er § 3
Le contrôle d’identité banalisé
La carte d’identité électronique participera avant tout au renforcement et à la multiplication des contrôles d’identité. Aujourd’hui chacun peut faire la preuve de son identité par tous moyens. Le contrôle de l’identité, bien que largement banalisé dans les faits, reste juridiquement encadré et ne peut être réalisé que dans des conditions précises. Enfin, si la carte actuelle offre une fonctionnalité de lecture optique, celle-ci n’a jamais été effectivement mise en oeuvre. Son utilisation est normalement limitée à la consultation du fichier des cartes d’identité, du fichier des cartes volées et du fichier des personnes recherchées[i].
L’avant-projet de loi que s’apprête à présenter le gouvernement remet subrepticement en cause ces garanties. Si le principe de liberté de preuve restait affiché, ce ne serait qu’à défaut de détention d’une pièce d’identité sécurisée, passeport ou carte d’identité. Les modalités de preuve de l’identité seraient ainsi graduées et non plus à égalité. Le discours du ministre de l’Intérieur ne laisse guère de doute sur la perspective qui est ouverte : il souhaite qu’à terme (lorsque l’appareil de production le permettra) la carte d’identité soit obligatoire. Le couplage de fonctionnalités diverses, vécues comme « commodes » par les usagers, avec cet outil purement policier que constitue la carte d’identité, constitue une manière de la rendre indispensable et, de fait d’en généraliser la détention. Même si juridiquement la carte ne devenait pas obligatoire, les récalcitrants risqueraient inéluctablement de se trouver relégués au rang de citoyens de seconde zone.
La généralisation de la carte d’identité répond à la volonté de banaliser les contrôles. Il est annoncé que la carte sera « dans un premier temps bimode ». La consultation des données d’identité contenues dans la puce par les agents de contrôle se fera sans contact, alors que l’utilisation des autres fonctionnalités se fera par l’intermédiaire d’un lecteur et d’un code secret. Les prémisses d’un contrôle d’identité purement mécanisé et d’un contrôle à l’insu du porteur sont ainsi posées. La banalisation du contrôle, modalité d’imposition du pouvoir de l’Etat, et plus spécialement de la police, sur les citoyens est ainsi organisée.
Un fichier de police à l’échelle d’une population
Pour être infalsifiable, la nouvelle carte d’identité comportera des éléments dits « biométriques », sous forme numérisée. Au prétexte d’interdire des usurpations d’identité (une personne tentant de se faire remettre plusieurs titres sous des identités différentes), les données biométriques numérisées feront l’objet d’un nouveau fichage. Il existe déjà depuis 1987 un fichier national unique des cartes d’identité qui comporte non seulement les données d’état civil et les informations relatives à la délivrance du titre, mais l’adresse des détenteurs de carte. Il n’est toutefois pas obligatoire d’informer l’administration en cas de changement d’adresse. La perspective de généralisation de la carte d’identité permettra de compléter ce fichier pour en faire un fichier exhaustif de la population française. La logique, déjà contestée lors de la création de la carte d’identité sécurisée actuelle, compte tenu du risque inhérent au détournement d’un tel fichier de population par un État qui perdrait ses repères démocratiques, est donc encore accentuée.
S’y ajoute encore la constitution d’un fichier exhaustif d’empreintes digitales. Si la délivrance de la carte d’identité s’accompagne actuellement d’une prise d’empreinte, celle-ci ne fait l’objet d’aucune numérisation, ni de la constitution d’un fichier. L’empreinte est conservée dans le dossier « papier » de délivrance du titre. Elle ne peut être consultée judiciairement que pour la rapprocher avec les empreintes d’une personne se prévalant de l’identité à laquelle elle se rapporte. Elle ne permet donc pas l’identification d’une empreinte ou d’une trace anonyme. Il n’est possible de procéder à ce type d’identification que par l’intermédiaire du fichier automatisé des empreintes digitales (FAED). La logique de ce fichier est toutefois totalement différente d’un fichier général de population puisqu’il ne réunit que les empreintes de personnes limitativement énumérées, mises en cause judiciairement. INES révèle ici sa véritable nature : il s’agit d’abord d’un projet à usage policier, qui relègue chacun au statut de suspect.
La création d’une base de données dactyloscopique de plusieurs dizaines de millions d’individus, aura pour effet d’exposer un nombre d’individus beaucoup plus important qu’actuellement à un risque d’identification et de suspicion erronée. L’empreinte digitale est en effet revêtue dans notre imaginaire commun d’une vertu d’infaillibilité qui n’est pas réelle. Tous les dispositifs d’identification par les empreintes, quelle qu’elles soient, par comparaison d’une trace anonyme à une base d’empreintes, reposent sur un calcul de probabilité, de sorte que le risque d’erreur est d’autant plus grand que la base de données est importante. Le risque augmente encore lorsque la trace anonyme est incomplète ou imparfaite. L’identification erronée par le FBI et le placement en détention provisoire de Brandon Mayfield, à partir d’une trace papillaire relevée sur les lieux des attentats du 11 mars 2004 à Madrid a fourni une bonne illustration de ce risque[ii]. Ainsi, sauf à légitimer les pratiques policières et judiciaires qui tendent à se banaliser, consistant à jeter un filet sur des personnes a priori suspectes dont on élargi progressivement le cercle, le choix d’une base de données trop large n’apparaît pas réellement pertinent, même d’un point de vue strictement policier.
[i]D 87-178 du 18 mars 1987 art 8
[ii]Washington Post, 29 mai 2004