Texte publié dans la revue Politis du 23 novembre 2006 (numéro 927)
L’Observatoire de la liberté d’expression en matière de création de la Ligue des droits de l’Homme souhaite revenir sur la décision prise par la direction des Etats généraux du documentaire de Lussas de supprimer des films israéliens de la programmation « Route du doc : Israël », en août dernier.
S’il est important et nécessaire de débattre du bien fondé de cette décision, il est intolérable que certains réclament de voir des têtes tomber et s’attaquent aux subventions et aux aides accordées à Lussas. L’Observatoire avait déjà dénoncé le limogeage du directeur de la Comédie française par le ministre de la Culture, à la suite de la déprogrammation mal venue d’une pièce de Peter Handke. C’est pourquoi l’Observatoire a signé l’appel au soutien des Etats généraux de Lussas lancé par des cinéastes amis de cette manifestation.
Cela étant posé, l’Observatoire souhaite dire son désaccord profond avec cette décision de déprogrammer certains films israéliens, et plus encore avec les motifs qui sont invoqués par la direction des Etats généraux.
La réalité de la guerre au Liban aurait pesé sur la «montrabilité» de ces films au public des Etats généraux, au point d’inverser le jugement qui avait pesé en faveur de leur sélection. Leur qualité, intacte, n’aurait pas de rapport avec leur suppression. Ce changement de nature repose donc sur la crainte que le public ne pourrait plus voir ces œuvres comme elles devraient être vues, parce que son regard aurait été changé par la guerre.
Cette prétendue incapacité du public à voir l’oeuvre pour ce qu’elle est, ou pour ce qu’elle évoque, suggère, ou suscite, est une tarte à la crème de la censure. C’est toujours au nom du public et de ses réactions présumées que des responsables de programmation rompent leurs engagements, qu’il s’agisse de festivals, comme le Cinéma du réel qui, en 2004, avait déprogrammé Route 181 de Michel Kleifi et Eyal Sivan, ou de salles, souvent municipales, qui, sous certaines pressions, ont déprogrammé des films palestiniens, pour ne rester ici que dans le domaine du documentaire. Or s’il est parfaitement légitime de tenir compte du contexte des programmations, cela doit se faire en accompagnant la réception des œuvres par des débats avec le public. C’est ce qu’on attendait de Lussas, qui privilégie, depuis 18 ans, l’échange avec son public, ignorant les paillettes et la compétition marchande. Lussas nous a d’autant plus déçu que cette manifestation se caractérise par son ambition à présenter des oeuvres reconnues pour leur singularité, leur complexité et pour les débats sur les formes et sur les contenus qu’elles peuvent susciter.
La décision, revendiquée comme telle, d’ « écarter des films » pour « ouvrir un espace », n’a donc pas débouché sur l’ouverture souhaitée. Comment aurait-il pu en être autrement, quand cette déprogrammation renvoie les œuvres à la seule nationalité de leurs auteurs et les rattache implicitement à la politique et aux actes de l’Etat dont ils sont les ressortissants, en l’occurrence l’Etat israélien ? Cette assimilation n’est pas supportable, car elle nie la liberté et l’indépendance des auteurs, ainsi que l’autonomie des œuvres, lesquelles ne sauraient se réduire à des messages de propagandes nationalistes. En tous les cas, aucun des films programmés à Lussas, signés par des cinéastes israéliens critiques, n’y ressemblaient, de près ou de loin.
Encore plus insupportable est la démarche de l’Appel des cinéastes pour le Liban et la Palestine lesquels prétendent soutenir les États généraux du Film documentaire de Lussas en se déclarant entièrement solidaires des choix des organisateurs de modifier leur programmation. Des cinéastes qui revendiquent le boycott de confrères à seule raison de leur nationalité rendent un bien mauvais service à la liberté d’expression.
De façon générale, l’Observatoire affirme que la déprogrammation d’une oeuvre n’est pas plus justifiable quand son auteur fait des déclarations politiques problématiques, comme ce fut le cas dans l’affaire Peter Handke, précisant qu’en l’espèce, les cinéastes israéliens n’avaient rien fait de tel.
Confondre la pensée de l’auteur avec la pensée d’une œuvre, assigner aux œuvres le rôle unique de reflet de la pensée de leur auteur, est le moteur de la censure rencontré partout : telle exposition doit être fermée, interdite, tel roman censuré, parce que celui qui prend cette initiative pense en lieu et place de l’auteur, parle pour l’œuvre et la reçoit pour le public : à l’interprétabilité de l’œuvre, il substitue le sens unique, à l’appropriation par l’autre, il oppose la sienne. L’œuvre n’est plus œuvre dans la main du censeur, mais le seul reflet de son fantasme. Chaque décision de ce type devrait nous renvoyer à la lecture des actes du procès Flaubert, intenté contre Madame Bovary, et publié aujourd’hui dans les bonnes éditions, car ce qui était débattu devant la justice en 1857 est d’une frappante et cruelle actualité, signe de la régression à laquelle nous assistons.
La confusion entre l’œuvre et la pensée de l’auteur revient à nier ce qui fait l’essence du geste artistique, soit la représentation du réel à partir de la subjectivité de l’artiste, et la proposition d’une interprétation dans une forme qui permet la mise à distance et préserve la liberté du spectateur. L’œuvre ne naît vraiment que dans cet échange. La priver de public, c’est la tuer. Il faut, parfois, malgré les idées de leurs auteurs, sauver les œuvres. Le cas de Céline est ici emblématique, pour ne citer que lui.
La réflexion que l’Observatoire mène depuis sa création en 2001 autour de la réception des œuvres nous paraît plus que jamais nécessaire, alors que les tensions du monde sont loin d’être apaisées, et que se multiplient, bien au-delà du documentaire, les censures faites au nom d’un public qui ne serait pas prêt à recevoir, ou qui risquerait d’être choqué. Chacun a à l’esprit l’exposition d’Hans Bellmer déprogrammée d’une galerie londonienne, comme vient de l’être l’opéra de Mozart Idoménéo à Berlin : la peur du public est mauvaise conseillère partout en Europe.
Fort heureusement, il existe des recours contre la censure. Ainsi, au sujet de trois expositions d’art contemporain annulées par leurs commanditaires, toujours au nom du public (Conseil général du Var, commune de Carpentras, Université de Toulouse le Mirail), l’Observatoire se félicite que les tribunaux administratifs saisis ont systématiquement condamné le préjudice causé aux artistes (Gloria Friedmann, Jean Marc Bustamante, Aude Dupasquier Grall), et qu’ils ont ainsi tenu leur rôle de gardiens des libertés fondamentales.
Mais, à l’inverse, des diffuseurs, des éditeurs ou des auteurs sont aujourd’hui poursuivis pénalement pour avoir rendu publiques des œuvres dont le contenu dérange, qu’il s’agisse de romans (Il entrerait dans la légende de Louis Skorecki, Plateforme de Michel Houellebecq, Pogrom d’Éric Bénier-Bürckel) ou d’expositions d’art contemporain. Fort heureusement, dans ces trois cas, les tribunaux se sont révélés les gardiens de la liberté d’expression. Mais, à l’heure où nous écrivons ces lignes, le directeur du musée de Bordeaux où l’exposition Présumés Innocents a eu lieu en 2000 vient d’être mis en examen, 6 ans après les faits, par un juge d’instruction.
Exposées aux désirs de les soumettre à un contenu, de leur imposer des interdits moraux, religieux ou politiques, de les instrumentaliser au profit de la réalité façonnée par les convictions des uns ou des autres, les œuvres, aujourd’hui au moins autant qu’hier, requièrent une protection déterminée et la solidarité de tous.
L’Observatoire appelle à une réflexion sur les conditions de réception des œuvres et compte sur les Etats généraux du Documentaire de Lussas pour retrouver le chemin du débat, et de ce débat.