Article de Michel Tubiana, publié dans le n°65 – printemps 2007 de la Revue internationale et stratégique de l’Iris
L’arbitrage entre la liberté d’expression et le respect des religions par le droit
Le propre du juriste à qui une question de cette nature est posée est d’en faire glisser les termes vers une approche plus restrictive, substituant au « peut-on critiquer l’islam ?» un « a-t-on le droit de critiquer l’islam ?». Le glissement n’a rien de sémantique et restreint confortablement les termes du débat à une simple approche normative dénuée de dimension culturelle, sociologique et politique. Les normes internationales juridiques, leur transcription dans les droits nationaux, les jurisprudences intervenues ou les commentaires de doctrine devraient permettre une réponse de droit positif à l’interrogation ainsi reformulée. Hélas, le juriste lui-même ne peut se satisfaire d’une telle démarche tant il aura de la peine à caractériser une solution universelle valant pour l’islam comme pour toutes les confessions.
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme consacre la possibilité pour les États de limiter la liberté d’expression et de création à l’égard des religions[1] en s’appuyant sur l’état des opinions majoritaires de chacune des sociétés concernées mais aussi pour « éliminer les comportements dirigés contre les objets de vénération religieuse qui sont de nature à causer une “indignation justifiée” »[2] . Une telle motivation implique nécessairement une forme de sacralisation des représentations religieuses qui s’imposerait à tous. Ceci explique, sans doute, qu’elle ne sanctionne pas des poursuites intentées par le gouvernement turc à l’encontre d’un livre caricaturant le Prophète mais qu’elle sanctionne le même gouvernement lorsque celui-ci poursuit une secte ayant proféré des critiques contre la laïcité, la démocratie et Kemal Atatürk[3].
Si on ajoute, à ce bref survol, que la même Cour considère que l’interdiction du voile à l’Université par le gouvernement turc est légitime[4], au nom de la démocratie et de la laïcité, on constatera que les réponses juridiques de la plus haute juridiction européenne en matière de droits de l’Homme sont marquées par les contingences propres à chaque pays, mais aussi par un respect qui serait dû de plein droit aux expressions religieuses dès lors qu’elles n’ont pas d’impacts directs sur la sphère politique. À l’inverse, la jurisprudence de la Cour de Cassation se cantonne à examiner les moyens utilisés et à veiller à ce qu’ils ne constituent pas des « outrages » manifestes, autrement dit qu’ils ne manifestent pas une volonté de blesser les croyants. Elle rejette, en revanche, l’existence a priori d’objets sacrés parce que religieux, et ne conteste pas le droit de les parodier ou de les critiquer[5][5]. Ce bref aperçu de la situation juridique montre que le recours au droit, s’il est essentiel car fixant ou tentant de fixer la norme sociale, ne peut résumer le débat et pas plus formuler la réponse.
Le nécessaire regard critique sur les faits religieux
La première interrogation qui dépasse le seul islam est évidemment la question de la liberté d’expression et de création. Sans trop s’attarder sur ce point, il faut rappeler deux évidences. La première est que ces libertés sont la règle et l’oxygène de la pensée. Ceci implique qu’aucune censure vienne empêcher directement ou indirectement quiconque de s’exprimer. En ce domaine, il n’y a pas de restrictions a priori possibles. On ne négocie pas sur une des libertés qui définit l’Humanité. La seconde est qu’aucune liberté est sans limite. « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi »[6][6]. Cette disposition implique que la seule limite à la liberté d’expression est le respect d’autrui ce qui fonde par exemple, la procédure en matière de diffamation prévue par la loi de 1881 en France ou l’incrimination internationale du racisme. Dans la détermination du toujours délicat équilibre à trouver entre la liberté d’expression et la répression de ses abus, on voit bien que ce qui doit primer, si l’on veut conserver l’effectivité du principe, c’est l’exercice de cette liberté et non la volonté de se prémunir à tout prix de ses abus. Préférons donc toujours un excès de liberté qu’une prudence d’expression et ceci vaut pour tous les sujets. La nécessité de sanctionner les abus et, la volonté de respecter les opinions de chacun ne sauraient se traduire par une sorte de sacralisation de telle ou telle expression qui échapperait ainsi à sa dimension humaine, sans doute au nom d’une immanence auto-proclamée. À ce titre, la proposition de certains pays, à l’Organisation des Nations unies (ONU), rejoints par des députés français[7][7], de conférer un statut protecteur aux religions n’est pas acceptable.
Si le rappel de principes aussi élémentaires n’est jamais inutile, il est insuffisant pour appréhender ce qui est devenu un sujet de polémique au point de subvertir le raisonnement par l’émotion. Ce sont des foules qui défilent et qui menacent, ce sont des appels qui fleurissent contre un nouveau totalitarisme ou pour défendre une laïcité, promue pour l’occasion valeur universelle[8][8], qui serait en danger.
S’il s’agit de contester le contenu dogmatique de l’islam, on touche vite les limites d’un exercice qui peut déconstruire, de la même manière, les trois grandes religions du Livre, avec les armes de la raison sans jamais empêcher l’adhésion à telle ou telle vérité révélée. Cette contradiction est inhérente à l’Humanité. Surtout, une telle approche participe de la même démarche que celle des dogmes puisqu’elle conduit à rechercher le primat d’une vérité, par essence indémontrable, sur une autre. C’est enfermer le débat dans les limites qu’imposent les religions au risque d’annihiler toute raison et de ramener l’analyse au rang d’un jugement de valeur. C’est en revanche dans l’articulation du discours religieux avec la vie sociale, culturelle et politique que peut utilement se porter la critique. Le fait religieux n’échappe ni à l’analyse ni au jugement. Il ne saurait prétendre à une quelconque exonération en raison d’une immanence qui ne vaut qu’individuellement et non socialement. Dès lors, examiner la portée politique, sociale et culturelle de l’Islam est un objet de recherche comme un autre.
[1][1]. Arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) des 20 septembre 1994 « Institut Otto Preminger C/ Autriche », 13 septembre 2005 « I.A. C/ Turquie » et 25 novembre 1996 « Wingrove C/ Royaume-Uni ».
[2][2]. Arrêt de la CEDH « Institut Otto-Preminger C/ Autriche ».
[3][3]. Arrêt de CEDH « Gündüz C/ Turquie », 4 décembre 2003.
[4][4]. Arrêt de la CEDH « Sahin C/ Turquie » du 10 novembre 2005.
[5][5]. Cour de Cassation du 14 novembre 2006 « Marithé François Girbaud etLDH C/ Croyances et Libertés ».
[6][6]. Article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.
[7][7]. Le 28 février 2006, Jean-Marc Roubaud, député UMP, proposait de pénaliser « tout discours….outrageant, portant atteinte volontairement aux fondements des religions…» (proposition de loi 2 895).
[8][8]. La liberté de conscience est une valeur universelle, la laïcité est une construction historique française qui a valeur d’expérience à partager mais qui ne saurait être la seule manière de faire respecter la liberté de conscience, sauf à faire, selon un travers national, d’une spécificité une valeur universelle.