Tribune de Jean-Pierre Dubois, président de la LDH, publiée dans Libération le 15 janvier 2008
Voilà 110 ans qu’Emile Zola publiait son «J’accuse» pour faire libérer et réhabiliter Alfred Dreyfus. Parce que la vérité et la justice ne pouvaient s’incliner devant le mensonge officiel et la machine judiciaire. Zola fut condamné, mais son geste mit en mouvement des femmes et des hommes qui ne supportaient pas l’injustice au pays de la Révolution française. Ce sont eux qui fondèrent en 1898 la Ligue française des droits de l’homme et du citoyen (LDH). C’est de l’affaire Dreyfus que date l’engagement des «intellectuels». Contre la volonté des gouvernants, la vigilance citoyenne avait sauvé l’honneur de la République salie par l’antisémitisme et le militarisme.
Les fondateurs de la LDH décidèrent qu’après Dreyfus ils continueraient à défendre les droits et libertés de tout être humain victime de l’injustice. Face à la répression sociale, à l’oppression nazie ou à l’arbitraire colonial, militants, résistants et combattants ont trouvé à leurs côtés les héritiers d’Emile Zola. Toujours prêts à s’indigner, ils ont été couverts de sarcasmes comme l’avait été Zola par les xénophobes et les antisémites. On flétrit avant-hier la «République des professeurs», hier les «belles âmes», aujourd’hui les «droitsde-l’hommistes», invention du Club de l’horloge, dont la réapparition dans tel discours politicien rappelle la permanence de la haine des droits de l’homme et de leurs défenseurs.
Mais, dira-t-on, quelles horreurs présentes pourraient se comparer au déferlement antisémite antidreyfusard, aux camps nazis, à la torture en Algérie ou aux centaines de corps flottant sur la Seine le 17 octobre 1961 ? Comment assimiler les temps que nous vivons aux sinistres années 40 ou même aux sanglants affrontements de la guerre d’Algérie ? Certes, le 1er mai 1995, ce n’était plus que le corps d’un seul Algérien ou «présumé tel», celui de Brahim Bouarram, qui flottait sur la Seine. Mais la haine antisémite et raciste continue d’inspirer une cohorte de comportements haineux, violents et discriminatoires, et comment ne pas évoquer là la mort sous la torture d’Ilan Halimi, là l’assassinat de Chaïb Zehaf ?
Montaigne nous l’a appris, «chaque homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition». Avec chaque victime du racisme, de l’antisémitisme ou de la xénophobie, c’est notre humanité commune qui est frappée. Or des femmes et des enfants meurent sur les barbelés de Ceuta et de Melilla ou au large des îles Canaries ; des déboutés du droit d’asile sont tués ou torturés après leur reconduite à la frontière ; un enfant à Amiens, une femme à Belleville, un jeune futur père à Rosny-sous-Bois s’écrasent au pied d’un immeuble pour échapper à la chasse aux sans-papiers ; on se suicide en centre de rétention ; des enfants sont arrachés à leurs parents pour crime d’absence de carte de séjour. On fiche, on traque, on rafle ceux dont la vie n’est qu’exil, misère et angoisse. On poursuit pour délit de fraternité ceux qui leur apportent secours et assistance. Les instituteurs, les assistantes sociales, les inspecteurs du travail sont sommés de rabattre ce misérable gibier vers les convocations pièges et les souricières jusqu’aux portes des écoles. Alors, oui, nous sentons que la colère d’Emile Zola n’est pas passée de saison. Combien d’années devrons-nous supporter l’image d’une France qui claque la porte de l’asile et de la solidarité, qui expulse petits et grands, qui maintient dans la précarité, la peur, la surexploitation des centaines de milliers d’êtres humains qui vivent parmi nous ?