Les mises en garde de l’Observatoire des libertés et du numérique

Par Dominique Guibert, vice-président de la LDH

A tous ceux qui s’inquiètent pour les libertés publiques, il est répondu qu’ici, ce n’est pas la Corée du Nord… Ce qui suffirait à relativiser, voire annihiler la critique. Mais que seraient les droits et les libertés si l’on devait en permanence mesurer leur état à la comparaison avec ce qui se fait de pire ?

Au rebours de cette courte vue, l’Observatoire des libertés et du numérique (OLN) considère que l’expérience de telles lois antiterroristes appliquées dans le monde, en particulier aux Etats-Unis qui s’en sont faits le parangon avec le Patriot Act et les écoutes illégales des agences de sécurité, montre que, contrairement aux déclarations de ses promoteurs, le monde n’en est pas devenu plus sûr. A moins d’être aveugle, il faut bien constater que le terrorisme ne faiblit pas quand tombent les libertés publiques. Dans les pays mêmes qui pratiquent, à un degré ou à un autre, la suspension des libertés dans ce cadre, les effets sont médiocres en matière de prévention, mauvais en matière de répression, catastrophiques en matière de société.

Le ministère de l’Intérieur s’est montré déterminé à forcer le consentement à un projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, dont la teneur a été aggravée par la Commission des lois de l’Assemblée nationale, le 22 juillet 2014. Non seulement ce projet, examiné dans le cadre d’une procédure accélérée, multiplie les pouvoirs exorbitants de l’Etat sur les personnes suspectées, mais de plus il vise la population dans son ensemble. Les citoyens ne doivent pas se méprendre : nul n’est à l’abri, car, en fait de lutte contre le terrorisme, les mesures envisagées portent gravement atteinte aux libertés fondamentales de tous et dénaturent une société qui bascule dans la suspicion et la surveillance généralisées.

Surfant sur l’émotion légitime que suscitent les actes terroristes, le gouvernement renforce à nouveau les pouvoirs coercitifs de l’autorité administrative et il contourne sciemment le contrôle de l’autorité judiciaire, gardienne constitutionnelle des libertés individuelles, sur des questions aussi essentielles pour chaque citoyen que le contrôle de l’Internet, la liberté d’expression et la liberté d’aller et venir.

L’antiterrorisme, doté de la légitimité suprême, autorise tout : il réinvente la neutralisation toujours plus précoce et se fait juge d’une intention terroriste « en devenir ». Donner à l’administration, et non plus au juge, le droit d’interdire aux citoyens de quitter le territoire car ils seraient « susceptibles » de constituer une menace à leur retour, étendre encore un arsenal pénal d’exception à des individus qui « auraient l’intention » de mener seuls des actes terroristes sans être au stade du commencement d’exécution, c’est bien considérer tous les citoyens comme suspects a priori. Le propre d’une « intention en devenir » est pourtant d’être si difficilement saisissable et si évidemment réversible ! Et ce ne sont pas les trop rares garanties prévues dans ce projet qui protégeront contre les dérives déjà connues en la matière !

L’antiterrorisme continue surtout à diffuser une culture de la suspicion et de la surveillance auxquels les « bons citoyens »devraient adhérer car ils n’ont rien à se reprocher et parce que la situation serait exceptionnelle. Mais en la matière, l’exception devient aussi permanente que la présence des militaires dans les lieux publics et les contrôles d’identité adoptés jadis sous couvert d’antiterrorisme…

Et le « bon citoyen  en vient à consentir à une surveillance de ses allers et venues. Dans le monde réel, où les compagnies de transport sont contraintes de transmettre aux pouvoirs publics les données d’enregistrement de chaque passager, comme sur le net, où la surveillance est partagée entre des opérateurs incités à organiser une surveillance généralisée des échanges et un pouvoir administratif autorisé à bloquer des sites au mépris des procédures judiciaires existantes de retrait des contenus.

Il est dangereux pour les libertés qu’au nom de la lutte antiterroriste, le législateur, par l’exclusion des délits d’incitation et d’apologie de son champ d’application, rogne encore sur la loi sur la presse de 1881. Loi fondatrice et fondamentale, qui protège avant tout la liberté d’expression des risques d’une trop hâtive et trop large pénalisation des discours critiques de l’ordre établi, et qui sanctionne déjà les abus.

Comme il est dangereux que le législateur donne aux autorités judiciaires etpolicières des pouvoirs d’enquête exorbitants et attentatoires aux libertés dans des domaines si larges que la lutte antiterroriste y est réduite au rang d’alibi. C’est pourtant ce qui sera à l’œuvre avec la facilitation des perquisitions des systèmes informatiques et des réquisitions pour déchiffrer les données, le développement de l’enquête sous pseudonyme, l’allongement de la durée de conservation des écoutes administratives, l’aggravation de la pénalisation de la captation de données d’un système de traitement informatique…

En étendant le filet pénal et administratif à « l’intention », en faisant de la neutralisation préventive et du contrôle généralisé des populations un principe, en rognant sur les garanties procédurales qui, dans un Etat de droit, doivent s’appliquer à tous, ce gouvernement fait sombrer la démocratie dans l’Etat de terreur que recherchent ses détracteurs, il tombe dans le piège des terroristes.

L’Observatoire des libertés et du numérique dénonce donc tant l’esprit que le contenu de ce projet de loi qui met à mal les fondements de notre démocratie.

 

Pour en savoir plus : visitez le site de la campagne « Présumé-e-s terroristes », lancée par la Quadrature du net.

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