Par Patrick Canin, secrétaire général adjoint de la LDH
– Cour européenne des droits de l’Homme, 26 juin 2014, Mennesson c. France (requête n° 65192/11) et Labassee c. France (requête n° 65941/11).
Dans ces deux affaires, il s’agissait d’époux, ressortissants français, qui avaient recouru à la gestation pour autrui aux Etats-Unis et avaient pu faire établir la filiation de leurs enfants respectifs en Californie pour l’un des couples et dans le Minnesota pour l’autre. Revenus en France, ils demandèrent alors la transcription des filiations ainsi établies sur les registres de l’état civil, ce que les autorités françaises refusèrent, la Cour de cassation considérant en dernier ressort, par un arrêt du 6 avril 2011, que de telles transcriptions ou inscriptions auraient pour conséquence de donner effet à une convention nulle d’une nullité absolue comme le précisent les articles 16-7 (« Toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle ») et 16-9 (« Les dispositions du présent chapitre [chapitre II – Du respect du corps humain] sont d’ordre public ») du Code civil. Après épuisement des voies de recours internes, les époux M. et L. saisirent alors la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) de requêtes demandant la condamnation de la France pour violation, notamment de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales relatif au droit au respect de la vie privée et familiale.
Dans les deux arrêts non définitifs, la Cour européenne des droits de l’Homme constate, en premier lieu, qu’il y a bien eu ingérence de l’Etat dans le droit à une vie privée et familiale mais que cette ingérence avait un but légitime, dans la mesure où le refus de reconnaissance des filiations des enfants nés à l’étranger d’une gestation pour autrui et leurs parents « d’intention » procède de « la volonté de décourager ses ressortissants de recourir, hors du territoire national, à une méthode de procréation qu’elle prohibe sur son territoire dans le but, selon sa perception de la problématique, de préserver les enfants et la mère porteuse ». Elle rappelle, en deuxième lieu, que dès lors qu’il n’y a pas de consensus au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe, la marge d’appréciationdes Etats d’autoriser ou non ce mode de procréation, mais également de reconnaître ou non un lien de filiation entre les enfants légalement conçus par gestation pour autrui à l’étranger et les parents d’intention, est « large ». Or, en l’espèce, la Cour observe « qu’il n’y a consensus en Europe ni sur la légalité de la gestation pour autrui ni sur la reconnaissance juridique du lien de filiation entre les parents d’intention et les enfants ainsi légalement conçus à l’étranger ». La Cour relève, à ce sujet, que la gestation pour autrui est expressément interdite dans quatorze des trente-cinq Etats (autres que la France) membres du Conseil de l’Europe étudiés par la Cour ; dans dix, soit elle est interdite en vertu de dispositions générales ou non tolérée, soit la question de sa légalité est incertaine. Elle est, en revanche, expressément autorisée dans sept pays et semble tolérée dans quatre. Dans treize de ses trente-cinq Etats, il est possible d’obtenir la reconnaissance juridique du lien de filiation entre les parents d’intention et les enfants issus d’une gestation pour autrui légalement pratiquée à l’étranger. Cependant, la Cour admet qu’il faut également prendre en compte la circonstance qu’un aspect essentiel de l’identité des individus est en jeu dès lors que l’on touche à la filiation. La marge d’appréciation de l’Etat doit alors être « atténuée », comme c’est le cas en l’espèce.
La Cour estime, en troisième lieu, qu’il convient de distinguer, d’une part, le droit des époux au respect de leur vie familiale et, d’autre part, le droit des enfants au respect de leur vie privée. S’agissant de la vie familiale des époux, la Cour considère que le défaut de reconnaissance, en droit français, du lien de filiation entre les parents et les enfants affecte « nécessairement » leur vie familiale. Mais elle estime que les requérants ne prétendent pas que les difficultés qu’ils évoquent ont été « insurmontables » et ne démontrent pas que l’impossibilité d’obtenir la reconnaissance d’un lien de filiation les empêche de bénéficier de leur droit au respect de leur vie familiale. A ce titre, la Cour constate qu’ils ont pu s’établir en France peu de temps après la naissance des enfants, qu’ils sont en mesure d’y vivre ensemble « dans des conditions globalement comparables à celles dans lesquelles vivent les autres familles » et qu’il n’y a pas lieu de penser qu’il y a un risque que les autorités décident de les séparer en raison de leur situation au regard du droit français. Par conséquent, la Cour estime qu’un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts des requérants et ceux de l’Etat. En revanche, s’agissant du droit au respect de la vie privée des enfants, la Cour conclut que ce droit « a été méconnu ». En effet, elle considère que le refus des autorités françaises d’accorder tout effet au jugement américain et de transcrire l’état civil qui en résulte place les enfants nés de la gestation pour autrui dans une situation d’incertitude juridique (par exemple, l’impossibilité de se voir reconnaître la nationalité française, la privation des droits de succession sauf en qualité de légataire). La Cour précise qu’il est concevable que « la France puisse souhaiter décourager ses ressortissants de recourir, à l’étranger, à une méthode de procréation qu’elle prohibe sur son territoire ». Toutefois, elle estime que « les effets de la non-reconnaissance en droit français du lien de filiation entre les enfants ainsi conçus et les parents d’intention ne se limitent pas à la situation de ces derniers, qui seuls ont fait le choix des modalités de procréation que leur reprochent les autorités françaises ». Elle considère que les conséquences portent aussi sur celle des enfants eux-mêmes dont le droit au respect de la vie privée (qui implique que chacun puisse établir la substance de son identité, y compris sa filiation), « se trouve significativement affecté ». Pour la Cour, se pose donc une question grave de compatibilité de cette situation avec l’intérêt supérieur des enfants « dont le respect doit guider toute décision les concernant », alors surtout que, comme en l’espèce, l’un des parents d’intention est également le père biologique. Or, non seulement le lien entre les enfants et leur père biologique n’a pas été admis à l’occasion de la demande de transcription des actes de naissance, mais encore « sa consécration par la voie d’une reconnaissance de paternité ou de l’adoption, ou par l’effet de la possession d’état se heurterait à la jurisprudence prohibitive établie également sur ces points par la Cour de cassation ». La Cour en déduit, à l’unanimité, que la France « est allé au-delà de ce que lui permettait sa marge d’appréciation » et, en conséquence, qu’elle a commis une violation de l’article 8 précité.
– Arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme du 18 septembre 2014, Brunet c. France (requête n° 21010/10).
A la suite d’une altercation violente entre M. B. et sa compagne, celle-ci déposa une plainte auprès du procureur de la République. M. B. fut placé en garde-à-vue puis, à son tour, porta plainte pour violences contre sa concubine. Il fut libéré à l’expiration de sa garde-à-vue et convoqué pour une médiation pénale. M. B. et sa compagne écrivirent alors au procureur pour lui exprimer leur désaccord avec la qualification juridique de l’infraction reprochée à M. B. telle qu’elle figurait dans la convocation. La médiation eut lieu. Au vu du résultat de celle-ci, le procureur prit une décision de classement sans suite. Quelques mois après, M. B. demanda au procureur de faire procéder à l’effacement de ses données du fichier Stic (Système de traitement des infractions constatées, remplacé par le traitement des antécédents judiciaires depuis la loi du 14 mars 2011 et le décret du 4 mai 2012), estimant que leur enregistrement était infondé, sa concubine s’étant rétractée. Le procureur rejeta cette demande au motif que la procédure avait « fait l’objet d’une décision de classement sans suite fondée sur une autre cause que : absence d’infraction […] ou infraction insuffisamment caractérisée […] ». M. B. fut informé de ce que cette décision était insusceptible de recours. Monsieur B. saisit ensuite la Cour européenne des droits de l’Homme se plaignant, d’une part, du déroulement de l’enquête et de la garde-à-vue ainsi que de l’absence de suites données à la plainte qu’il avait déposée contre sa compagne (griefs pour lesquels sa requête est déclarée irrecevable car n’ayant pas été soumise aux juridictions internes) et alléguant, d’autre part, que son inscription au Stic constitue une violation de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales qui stipule que « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale». A l’unanimité des juges de sa cinquième section, la Cour considère que la France a violé l’article 8 précité et accorde au requérant une « satisfaction équitable » (une indemnité).
La Cour, en premier lieu, relève que l’inscription au Stic des données relatives au requérant a constitué une ingérence dans son droit à la vie privée et que cette ingérence était « prévue par la loi » et qu’elle poursuivait des « buts légitimes de défense de l’ordre, de prévention des infractions pénales, et de protection des droits d’autrui ». Elle rappelle, en deuxième lieu, qu’une telle ingérence doit répondre à un « besoin social impérieux » et, en particulier, qu’elle soit proportionnée au but légitime poursuivi et que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (comme la Cour l’avait déjà exprimé dans l’arrêt M. K. c. France du 18 avril 2013, n° 19522/09). A ce sujet, la Cour estime que « la protection des données à caractère personnel joue un rôle fondamental pour l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention. La législation interne doit donc ménager des garanties appropriées pour empêcher toute utilisation de données à caractère personnel qui ne serait pas conforme aux garanties prévues dans cet article… Le droit interne doit notamment s’assurer que ces données sont pertinentes et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées ». Et elle précise que, pour apprécier le caractère proportionné de la durée de conservation des informations, elle tient compte de « l’existence ou non d’un contrôle indépendant de la justification de leur maintien dans le système de traitement exercé sur la base de critères précis » (comme la gravité de l’infraction, les arrestations antérieures, la force des soupçons pesant sur la personne ou toute autre circonstance particulière). Enfin, la Cour admet qu’elle doit être « particulièrement attentive au risque de stigmatisation de personnes qui, à l’instar du requérant, n’ont été reconnues coupables d’aucune infraction et sont en droit de bénéficier de la présomption d’innocence ».
C’est sur la base de ces principes que la Cour examine ensuite la situation d’espèce. Elle souligne d’abord que le requérant a bénéficié, à la suite de la médiation pénale, d’un classement sans suite justifiant « qu’il reçoive un traitement différent de celui réservé à une personne condamnée, afin d’éviter tout risque de stigmatisation ». Certes, depuis la loi du 14 mars 2011, l’article 230-8 du Code de procédure pénale dispose que le classement sans suite fait, dans ce cas, l’objet d’une mention sur la fiche enregistrée au Stic, mais la Cour estime que cette mesure n’a, en tout état de cause, pas d’effet sur la durée de conservation de la fiche qui est de vingt ans. Or, la Cour considère que cette durée est « importante », compte tenu de l’absence de déclaration judiciaire de culpabilité et du classement sans suite de la procédure après le succès de la médiation pénale. Par conséquent, il convient de s’interroger sur le caractère proportionné d’un tel délai. A cet égard, la Cour relève que la loi, dans sa version applicable à l’époque des faits comme d’ailleurs dans celle en vigueur, ne donne au procureur le pouvoir d’ordonner l’effacement de la fiche que dans les cas de non-lieu ou d’un classement sans suite motivé par une insuffisances des charges (outre les cas de relaxe ou acquittement pour lesquels l’effacement est de principe, sauf décision de maintien du procureur). La Cour estime qu’en raison de ces restrictions législatives, le procureur ne dispose pas d’une marge d’appréciation pour évaluer l’opportunité de conserver les données. La Cour note aussi qu’à l’époque des faits, la décision du procureur était insusceptible de recours. Certes, la nouvelle rédaction de l’article 230-9 du Code de procédure pénale permet désormais à l’intéressé d’adresser une nouvelle demande à un magistrat référent, mais qui, pas plus que le procureur, ne dispose d’une marge d’appréciation quant à la pertinence du maintien des informations au fichier, ôtant ainsi à un tel recours « le caractère d’effectivité nécessaire ». Enfin, la Cour relève que si la jurisprudence récente du Conseil d’Etat reconnaît la possibilité d’exercer un recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif contre les décisions (considérées comme des actes de gestion administrative du fichier, détachables de la procédure judiciaire) du procureur de la République en matière d’effacement ou de rectification, elle constate que cette faculté n’était pas reconnue à l’époque des faits, le requérant s’étant vu notifier l’absence de toute voie de contestation contre la décision du procureur. Dès lors, la Cour juge que le requérant n’a pas disposé d’une possibilité réelle de demander l’effacement des données le concernant et que, dans une telle hypothèse, la durée de conservation de vingt ans est en pratique assimilable, sinon à une conservation indéfinie, « du moins à une norme plutôt qu’à un maximum ». Dès lors, la conservation des données s’analyse en une atteinte disproportionnée au droit du requérant au respect de sa vie privée et ne peut passer pour nécessaire dans une société démocratique.