Mercredi 13 janvier dans une ville d’Amiens enneigée, emmitouflée mais mobilisée, et appuyée par des délégations syndicales et associatives venues d’ailleurs, une manifestation et un rassemblement ont montré la solidarité existante autour des salariés de Continental, condamnés le 1er septembre en première instance pour « destruction de biens d’utilité publique en réunion ». Ils avaient fait appel de ce jugement. Lors de cette audience, la LDH devait être citée par la défense. Mais le président de la Cour d’appel, comme l’y autorise la procédure, a refusé la substitution de témoin empêchant ainsi Dominique Guibert, le secrétaire général, de représenter la LDH à la place de Jean-Pierre Dubois empêché. La LDH prend acte de cette décision prise sans discussion ni explication. Le jugement a été mis en délibéré au 5 février.
Voici l’intervention qui n’a pas eu lieu :
« Je témoigne en faveur des six ouvriers de l’usine Continental de Clairoix condamnés le 1er septembre 2009 à des peines de trois à cinq mois d’emprisonnement avec sursis par le Tribunal correctionnel de Compiègne.
J’observe tout d’abord que les faits incriminés se sont produits lors d’une manifestation impliquant, le 21 avril 2009, 200 salariés de l’usine Continental qui venaient d’apprendre l’échec de leur protestation judiciaire contre le comportement irresponsable et cynique de la direction de leur entreprise, laquelle après leur avoir demandé des sacrifices considérables – auxquels ils avaient consenti – en échange de la promesse du maintien de l’emploi avait purement et simplement fermé l’établissement en plongeant dans la misère plusieurs centaines de familles.
A l’annonce de cette nouvelle, un mouvement de colère a poussé une partie de ces salariés à dégrader un certain nombre de biens mobiliers se trouvant dans certains bureaux de la sous-préfecture de Soissons. Il est toutefois, près de neuf mois après les faits, impossible de connaître l’ampleur réelle des dommages que l’administration prétend avoir subi, dès lors que l’Etat n’est toujours pas en mesure de présenter des preuves de dégradation de biens précis et de chiffrer fût-ce partiellement le préjudice allégué.
Ainsi le caractère inconsistant des dommages dont les premiers juges ont entendu faire l’élément matériel de l’infraction (étant observé que l’infraction de destruction d’un bien appartenant à autrui n’est constituée que s’il en résulte un dommage autre que « léger ») contraste-t-il spectaculairement avec le caractère massif et particulièrement choquant de la violence sociale subie par l’ensemble des salariés de l’établissement.
De même la sévérité du traitement pénal de cette affaire contraste-t-elle non moins spectaculairement avec l’extrême mansuétude qui a naguère bénéficié aux auteurs de véritables saccages –le mot n’est pas trop fort – de sous-préfectures dans l’Ouest de la France lors de manifestations d’agriculteurs. Chacun se souvient aussi de la destruction du Parlement de Bretagne, dommage causé à un élément inestimable du patrimoine public dont la gravité ne peut être un instant comparée aux bris de vitres et aux dégradations de quelques meubles informatiques… à supposer que ces dégradations soient un jour établies. Et l’on doit bien se rappeler de même que les auteurs du saccage – là encore, il n’y a pas d’autre mot – du bureau de la ministre de l’Environnement, il y a quelques années, n’ont fait l’objet d’aucune condamnation ni même, semble-t-il, de la moindre poursuite, alors qu’ils avaient étrangement réussi à pénétrer dans un lieu d’exercice direct du pouvoir gouvernemental habituellement bien mieux protégé.
Est-il besoin de souligner à quel point une sélectivité de la répression pénale indexée sur les couches sociales concernées serait totalement incompatible avec le respect du principe constitutionnel d’égalité devant la loi, que l’exercice politique du pouvoir d’appréciation de l’opportunité des poursuites ne saurait sans danger tourner en dérision ?
Je suis ensuite frappé par le fait que le jugement considère explicitement que dès lors que les faits poursuivis auraient été commis en réunion il ne serait pas nécessaire d’imputer à chacun des prévenus un acte constitutif de l’infraction visée. Je comprends mal comment la commission d’une infraction en réunion, qui ne constitue qu’une circonstance aggravante, pourrait dispenser le tribunal de la caractérisation de faits précis à l’encontre de chaque prévenu, sauf à méconnaître l’exigence d’un élément matériel ou à confondre élément constitutif d’une infraction et facteur d’aggravation de celle-ci. A moins que les premiers juges n’aient considéré que les six ouvriers qui comparaissaient devant eux, désignés comme les coupables par le chef du personnel de l’usine dans laquelle ils travaillaient (lequel n’était pourtant pas présent sur les lieux), étaient des « meneurs » syndicaux et devaient de ce fait assumer la responsabilité solidaire de toute dégradation qui aurait été commise par quiconque dans cette affaire : aurait alors été ressuscité le régime de responsabilité pénale collective prévue par la loi du 8 juin 1970 dite « anticasseurs »… abrogée en 1981.
Il me paraît d’une extrême gravité que des militants syndicaux soient en tant que tels tenus pour responsables de l’ensemble des actes imputés à un ensemble de salariés beaucoup plus large, alors surtout qu’il a été demandé à leur patron de les désigner à la répression pénale. Non seulement la collectivisation de la responsabilité pénale est contraire tant à l’équité qu’aux principes les mieux établis du droit pénal français, mais la condamnation « pour l’exemple » de militants syndicaux sur identification patronale ne pourrait être considérée que comme une atteinte caractérisée à l’exercice même de la liberté syndicale. C’est d’ailleurs la plus essentielle des raisons qui m’ont conduit à témoigner devant votre Cour en faveur des ouvriers condamnés en première instance.
Plus généralement, il me paraît essentiel d’éviter qu’une sorte de message symbolique soit perçu comme un avertissement à l’égard du mouvement social cherchant à intimider d’éventuels auteurs d’actions syndicales résolues : on ne saurait sans péril confondre le jugement d’une espèce pénale avec la production d’un « exemple » dissuasif dans laquelle se serait perdue la fonction même de l’institution judiciaire.
C’est pourquoi, dès lors qu’aucune production de dommage précis et identifié n’a été établie à l’encontre de l’un quelconque des six ouvriers condamnés en première instance, j’ai souhaité témoigner en leur faveur pour souligner que les poursuites n’ont été déclenchées que par leur identification comme militants syndicaux et que dans ces conditions la confirmation de leur condamnation serait aussi incompréhensible du point de vue des principes généraux du droit pénal que dommageable pour les rapports sociaux, dans une période de crise frappant de plein fouet de très nombreux salariés… et au premier chef l’ensemble du personnel de l’usine Continental de Clairoix. »