Lettre ouverte à madame Najat Vallaud-Belkacem, suite à sa réponse au courrier de la LDH du 10 mars, concernant le droit à l’éducation des enfants Roms.
Paris, le 10 mai 2016
Madame la Ministre,
La Ligue des droits de l’Homme tient à vous remercier pour votre réponse datée du 19 avril 2016 à notre courrier qui vous alertait sur la situation dramatique des enfants roms (ou désignés comme tels), vivant dans l’extrême précarité des bidonvilles en France.
Nous sommes malheureusement obligés de reconnaître que vous n’avez pas répondu aux inquiétudes que nous vous avions exprimées concernant l’accès à l’éducation de ces enfants. De plus, vos explications nous confortent dans le fait qu’à nos yeux, vous n’avez pas complètement pris la mesure de l’urgence des situations de détresse vécues par ces enfants et leurs familles. Nous vous avions pourtant bien décrit les deux principaux obstacles auxquels ces dernières font face, dès lors qu’elles s’efforcent de donner accès à l’éducation à leurs enfants : les difficultés rencontrées lors de l’inscription de leurs enfants à l’école et les incessantes expulsions subies par ces familles, expulsions provoquant des ruptures scolaires catastrophiques.
Sur le premier sujet, vous nous expliquez : « En cas de refus de scolarisation par le maire, le préfet doit procéder lui-même à cette inscription en application de l’article L.2122-34 du Code général des collectivités territoriales ». Or vous savez très bien que cette procédure, qui dépend du préfet, n’est jamais mise en place. De plus, vous imaginez bien que des personnes vivant en bidonvilles dans une situation administrative généralement complexe rencontrent énormément de difficultés à faire réagir un préfet pour défendre les droits de leurs enfants à l’éducation. Nous sommes déçus de votre position qui s’apparente à admettre qu’il y a des difficultés sans pouvoir intervenir. Un exemple très récent explicite nos propos. Quatre familles se sont installées à Montigny-le-Bretonneux (78), en septembre 2015. Les familles ont depuis essayé d’inscrire leurs enfants à l’école, mais n’y sont parvenues que le 2 mai 2016, la mairie s’opposant à leur inscription. Et c’est sous la menace de différents acteurs dont l’institution judiciaire, le Défenseur des droits et le soutien du collectif Romyvelines local qu’elles y sont parvenues. Les enfants sont restés de septembre 2015 à mai 2016, soit neuf mois, en dehors de l’école. Cette situation se répète partout et touche de 50 à 80 % des enfants roms vivant en bidonvilles, selon le territoire.
Nous vous rappelons le tableau dressé en 2013 par la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) : « Le travail de suivi de la Dihal permet cependant d’approcher de plus près la réalité, et à cet égard les chiffres sont édifiants. Ainsi, en septembre 2013, celle-ci estimait que sur les 2 000 enfants en âge d’être scolarisés, seulement un tiers l’était effectivement, qui plus est de manière très instable. Les constats des acteurs de terrain confirment le fossé en la matière, entre les textes et leur application effective. Selon le Collectif pour le droit des enfants roms à l’éducation, entre 5 000 et 7 000 enfants atteignent l’âge de 16 ans sans avoir été scolarisés. Lors d’une enquête récente menée par l’organisation European Roma Rights Centre (ERRC), moins de 50 % des participants interrogés indiquaient que leurs enfants en âge d’aller à l’école étaient effectivement scolarisés. Le GIP Habitat et Interventions sociales relevait pour sa part le faible pourcentage de 12 % d’enfants scolarisés, lors de diagnostics sociaux opérés auprès de 113 bidonvilles d’Ile-de-France. Ces différentes données suffisent à alerter sur la non-effectivité de la scolarisation des enfants vivant en bidonvilles en France. »[1].Rien n’a changé depuis. Votre courrier nous indique au contraire qu’aucune amélioration ne devrait être espérée.
En ce qui concerne les effets des expulsions incessantes sur la scolarisation des enfants, vous n’avez pas un mot.
Or, ces expulsions sont, elles aussi, la cause de ruptures scolaires qui génèrent des parcours chaotiques aux effets catastrophiques sur le développement des enfants. Nous voulons vous rappeler que « Les obstacles (à l’éducation) sont en effet multiples, à commencer par les conséquences directes de la politique d’évacuation des bidonvilles », toujours selon le même avis de la CNCDH. Ne pas vouloir tenir compte des effets nocifs de ces expulsions à répétition, et les gommer ainsi de la réalité vécue par ces enfants nous montre que vous n’avez pas bien pris la mesure de leur situation.
Ainsi, lors de l’expulsion de La Courneuve du 27 août 2015, le Défenseur des droits a déploré : « Certains enfants, relogés trop loin ou de façon non durable, ne pourront pas faire leur rentrée à l’école mardi prochain ».[2] Or, tous les enfants du bidonville étaient scolarisés. De même, lors de l’expulsion du bidonville des Poissonniers à Paris, en février 2016, tous les enfants inscrits à l’école (une vingtaine) ont été brutalement déscolarisés et dispersés en Ile-de-France.
Cette situation s’est répétée pour toutes les expulsions qui se déroulent depuis des années. C’est pourquoi nous pouvons affirmer que l’ensemble des enfants vivant en bidonvilles en France souffrent d’un véritable déni de leur droit à l’éducation et que ceci est la conséquence d’une politique gouvernementale d’expulsions systématiques. Nous formulons à nouveau la dénonciation du Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe qui, dans sa lettre à monsieur Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, en date du 26 février 2016, constatait que les expulsions « interrompent les parcours scolaires des enfants roms ».
Nous voulons croire qu’au vu de nos explications, vous aurez été convaincue qu’il faut absolument mettre en place une véritable politique inclusive, donnant aux enfants roms (ou désignés comme tels) vivant dans des bidonvilles ou des squats en France, une chance d’avoir accès à une réelle éducation leur permettant de se développer et de grandir dans une humanité normale.
Compte tenu des circonstances, vous comprendrez, madame la Ministre, que nous rendions cette lettre publique.
Je vous prie de croire, madame la ministre, en l’expression de ma haute considération.
[1] CNCDH, « Avis sur le respect des droits fondamentaux des populations vivant en bidonvilles – Mettre fin à la violation des droits, » assemblée plénière du 20 novembre 2014.
[2] Evacuation du bidonville rom du Samaritain à La Courneuve, le plus vieux de France, Le Monde.fr avec AFP, 27 août2015