Par Dominique Guibert, président de l’AEDH
Le 28 septembre 2017, journée internationale du droit à l’avortement, une coalition européenne pour le droit à l’avortement organisait des manifestations et des rassemblements partout dans les pays de l’Union européenne. L’appel déclare : « En solidarité avec l’ensemble des femmes européennes, après la lutte exemplaire des femmes espagnoles en 2014, polonaises en 2016, nous exigeons que les droits des femmes, la liberté à disposer de son corps, le droit à l’avortement et à la santé soient respectés dans tous les pays européens et inscrits comme droits fondamentaux pour l’égalité en Europe ».
Aujourd’hui, le droit à l’avortement au sein de l’Europe relève de la compétence de chaque État. Interdit à Malte, sous hautes contraintes en Irlande, en Hongrie et en Pologne, le droit à l’avortement, même légalisé est, peut ou pourrait être remis en question par le maintien de la clause de conscience des médecins (Italie), l’absence de structures hospitalières adéquates (Grèce, Bavière), les restrictions de personnel et les suppressions des centres pratiquant l’avortement lors de restructurations hospitalières (France), et, dans tous les pays, par l’élection de gouvernements réactionnaires, conservateurs et rétrogrades.
Acte 1 : Une offensive qui n’a rien de nouveau
Dans un colloque organisé en 2008, le Planning familial déclarait craindre que, face à la montée des intégrismes de toute nature, une régression du droit à l’avortement en Europe et dressait un état des lieux inquiétant sur la situation des femmes dans les pays de l’Union européenne. « Un pas en avant, un pas en arrière ! » c’était selon l’association à ce rythme qu’évoluait le droit à l’avortement en Europe et si dans certains pays, « la situation [légale] se durcit », partout en Europe « les régressions occupent tout l’espace ». Le constat était sévère mais on peut en constater aujourd’hui le réalisme, tant la contestation, y compris violente, a montré que ce droit n’était pas communément acquis. La vision du champ politique montre que le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est en danger dans de nombreux États chaque fois qu’il est sous la pression des conservateurs et des intégristes, soit qu’ils soient au pouvoir, soit qu’ils en soient à la marge, pesant ainsi de façon forte sur les rapports de force. Ils font valoir toute leur propagande, marchandant leur voix, comme on le voit régulièrement dans les élections aux États-Unis, traumatisant à coups de photos montages les indécis-es. Et ils tentent d’user de leur influence un peu partout : non seulement dans leur propre pays, mais aussi au sein de l’Organisation des Nations unies (ONU), du Conseil de l’Europe et dans les instances de l’Union européenne.
Acte 2 : Un déferlement de « fake news » contre les droits
En octobre 2005, des eurodéputés polonais ont organisé au Parlement européen une exposition où se côtoyaient des photos de fœtus et des photos d’enfants dans les camps nazis, et qui prouverait selon les organisateurs, le lien entre l’avortement et la Shoah. Ce n’est pas la seule fois que le Parlement européen fut le théâtre d’attaques contre le droit à l’avortement et même à la contraception. En réalité, la santé reproductive – c’est-à-dire l’éducation sexuelle, la régulation des naissances ou la prévention du sida par les préservatifs – soulève des polémiques parfois violentes au sein de cette assemblée.
Il convient aussi prendre la mesure d’un autre type d’opposition avec les arguments de la démographie dont le résultat est de chercher à restreindre le droit des femmes à disposer de leur corps. Selon le Planning familial, « la diminution du taux de natalité dans la plupart des pays européens, l’augmentation des dépenses de santé due au vieillissement des populations et l’implosion des systèmes de retraite font renaître des idées natalistes d’avant-guerre aux relents nationalistes et racistes ».
L’étude précise des sources financières montre que ces groupes qui fabriquent des fausses preuves sont largement soutenus par des forces politiques ultra-religieuses, souvent sises aux États-Unis, mais aussi dans les plus rigoristes des pays dont la constitution fait référence à la religion dans ses principes fondamentaux. Ces dernières années, le fameux « retour au religieux » s’est accompagné de conséquences néfastes sur les droits des femmes en général. En France, cette offensive idéologique a trouvé un débouché politique avec les manifestations dites de « La manif pour tous » dans lesquelles la place fut faite belle à toutes les orientations les plus fondamentalistes religieuses en particulier avec en ligne de mire, l’IVG.
Acte 3 : En Espagne, les luttes des femmes contre le gouvernement conservateur
Sous la pression des catholiques intégristes toujours prêts à ressortir l’arsenal religieux, le gouvernement a failli faire de l’Espagne le phare du retour en arrière sur l’IVG. Il s’agissait d’un virage radical que l’Espagne s’apprêtait à prendre. Et extrêmement dangereux, car l’Espagne devenait alors un symbole politique de ce processus réactionnaire. En proposant un avant-projet de loi limitant fortement l’accès à l’IVG, Alberto Ruiz-Gallardon, le ministre espagnol de la Justice, remettait totalement en cause une des législations les plus progressistes en la matière. Promulguée en 2010 par le socialiste José Luis Zapatero, la loi sur l’avortement alors en vigueur autorise l’interruption volontaire de grossesse jusqu’à la quatorzième semaine de grossesse. Heureusement avec une très forte mobilisation populaire, le Parlement n’a finalement pas adopté le projet de loi et a évité au pays de se faire stigmatiser en réduisant sa situation à celles des cinq pays de l’Union européenne qui limitaient ou interdisaient alors totalement l’avortement.
Acte 4 : Là où se perpétue la criminalisation de l’IVG
L’Espagne pouvait-elle s’aligner sur l’Irlande, la Pologne et le Luxembourg ? Les Espagnoles, en première ligne du combat, ne l’ont pas voulu.
Pour ne pas ressembler à l’Irlande qui avait totalement interdit l’IVG en l’inscrivant dans sa Constitution en 1983. Et même si la législation s’est légèrement assouplie puisqu’une loi autorise désormais l’IVG en cas de risque avéré pour la vie de la mère, l’avortement reste très encadré et peu répandu malgré le scandale et la mort en octobre 2012 de Savita Halappanavar, une mère enceinte morte des suites d’une fausse couche.
Pour ne pas ressembler à la Pologne, autre bastion catholique de l’Union européenne. L’avortement y est très restreint et ne peut être pratiqué qu’en cas de viol ou d’inceste, si la vie de la mère est en danger ou encore si le fœtus présente de sévères malformations. Contrairement à l’Irlande, le coût de l’avortement est pris en charge par l’État, tout comme au Luxembourg, l’autre pays à appliquer une législation stricte à ce sujet.
Pour ne pas ressembler au Luxembourg qui a longtemps limité le droit à l’avortement, se référant à une loi de 1978, qui autorisait l’IVG dans certaines conditions seulement (risques physiques ou psychiques pour la mère). Mais une loi de 2012 a rendu la législation plus souple en autorisant l’avortement jusqu’à la 12è semaine. Toutefois, elle impose une série de consultations et de démarches écrites qui ne facilitent pas son recours.
Pour ne pas ressembler enfin à Malte ou à Chypre, deux membres de l’Union européenne qui limitent encore plus fermement l’avortement. Chypre l’interdit dans les textes, mais le tolère toutefois en cas de viol ou d’inceste. Sur l’île méditerranéenne de Malte, en revanche, l’IVG est strictement interdit, quelles qu’en soient les raisons. L’avortement y est un délit passible d’une peine pouvant aller de 18 mois jusqu’à 3 ans d’emprisonnement.
Acte 5 : Une réalité en décalage avec les textes
La France est l’un des pays les plus libéraux en matière du droit à l’avortement. Il y est remboursé à 100%. Il existe cependant des obstacles, souvent causés par des motifs économiques. Par ailleurs, le nombre de médecins pratiquant l’IVG reste insuffisant. Ces derniers renoncent à cet exercice soit pour des raisons de conscience (il existe toujours une clause de conscience qui autorise les médecins à ne pas pratiquer l’avortement), soit faute d’incitation économique. En 1975, grâce à la loi Veil qui dépénalisait l’avortement, le pays a adopté une des législations les plus libérales d’Europe en la matière. En janvier 2015, pour les quarante ans de la loi, un plan national pour améliorer l’accès à l’IVG a été lancé par le gouvernement, avec notamment une meilleure diffusion de l’information. Depuis des années, les fermetures de centres pratiquant l’IVG étaient dénoncées par les femmes et les Plannings familiaux.
De même, selon le comité des droits sociaux du Conseil de l’Europe, les femmes italiennes souhaitant un avortement rencontrent, à l’instar des Françaises, encore trop d’obstacles. Conformément à la loi italienne, les médecins qui ne veulent pas pratiquer l’IVG pour des raisons de conscience ne sont pas obligé-e-s de le faire. Étant donné le nombre élevé de ces objecteurs de conscience, les structures médicales n’arrivent pas toujours à trouver assez de personnel pour assurer l’accès à l’avortement garanti par la loi. En outre, les médecins qui pratiquent les avortements subiraient, selon l’étude du Conseil de l’Europe, des discriminations « en terme de charge de travail, d’obtention de poste et d’opportunités professionnelles ».
Ainsi, dans les pays où l’avortement est autorisé, son accès est souvent freiné. C’est le cas en Italie où 80 % des médecins refusent de le pratiquer, faisant valoir une clause de conscience. Le gouvernement conservateur espagnol envisage toujours de pénaliser à nouveau l’avortement. En Hongrie et en Roumanie, les partis au pouvoir veulent modifier la constitution pour donner le droit de vie au fœtus, ce qui pourrait par la suite restreindre le droit à l’IVG. En Suède et en Norvège, pourtant plus libérales sur le sujet, les attaques contre l’avortement, menées par les militants anti-IVG, se multiplient.
Acte 6 : La Pologne, épicentre du danger
C’est en Pologne où le droit à l’avortement est aujourd’hui le plus en danger. En effet, des associations anti-avortement, appuyées par l’Église, ont proposé au parlement de durcir les règles d’accès à l’avortement, déjà très restreintes. Selon le projet de loi déposé au parlement, la peine maximale pour ceux qui pratiquent illégalement un avortement passerait de deux à cinq ans. Le seul cas d’avortement qui resterait toléré serait celui pratiqué dans le but de sauver la vie de la mère.
L’avortement reste stigmatisé, ce qui en fait une question taboue et politique. Au cours des dernières années, des Polonaises ont introduit des recours auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme car l’accès à l’avortement est impossible dans leur pays. Il est quasiment interdit aux médias d’aborder ce sujet normalement. Quant aux femmes qui se mobilisent, elles sont systématiquement menacées et les professionnels de santé stigmatisés. Les forces conservatrices comptent sur le mutisme de la société pour leur laisser la voie libre. Mais cette offensive s’est heurté à une société civile active qui dans la foulée de sa volonté de défendre la démocratie, s’est lancé à manifester pour faire pression sur les gouvernements afin qu’ils retirent leur législation contre l’IVG. La fin de l’année 2016 et le début de 2017 ont été marquées par de fortes mobilisations des « femmes en noir » pour défendre leurs droits. La bataille est loin d’être finie, tant les intégristes religieux sont à l’affût de la moindre opportunité d’écraser leurs opposants, comme le montre leurs dernières offensives contre l’indépendance des juges. Il convient de rappeler que la Pologne en tant qu’État membre de l’UE, pourrait être sous le coup d’une procédure pour manquement aux principes de l’Union. Jusqu’à la mise en acte de l’Article 7 du TCE ?
Acte final : à quand une directive sur l’avortement ?
Au sein de l’Union européenne, le droit à l’avortement reste une prérogative nationale. Le principe de « subsidiarité » qui s’applique à ce domaine, explique en grande partie la disparité des lois en Europe. Le rejet par le Parlement européen, en décembre 2013, du rapport Estrela, du nom de l’eurodéputée portugaise voulant généraliser l’accès à la contraception et l’avortement sûrs au sein de l’UE, montre que le sujet est encore loin d’obtenir l’adhésion de tous ses membres.
Cependant, la récente remise en question du droit à l’avortement en Pologne, les tentatives comparables (mais finalement infructueuses) en Espagne en 2013/2014 ainsi que de multiples exemples de sa mauvaise application dans les pays comme l’Italie ou le Portugal pointent l’extrême urgence de légiférer au niveau européen.
Et même si, selon les expert-e-s, les femmes en Europe ne risquent plus de mourir en avortant, limiter le droit à l’IVG accroîtrait certainement les inégalités en poussant certaines d’entre elles à avorter clandestinement. Pour éviter ces dérives, le droit des femmes à disposer de leur corps ne devrait-il pas devenir un vrai acquis… européen ?
Envoi : L’appel européen pour le droit
Pour qu’un droit devienne effectif, il faut le défendre, il faut le pratiquer. C’est l’objectif de la manifestation européenne du 28 septembre. L’accès à l’avortement est un droit et il correspond à un choix personnel car « Mon corps m’appartient, je choisis ma vie ». Des moyens financiers doivent être donnés pour que les centres pratiquant l’avortement et les centres de planification soient accessibles à toutes sur les territoires et il est nécessaire que des campagnes en direction de tous les publics permettent de les connaître… Et de les soutenir. En amont, l’éducation à la vie sexuelle doit être prodiguée à toutes et à tous pour qu’elles et ils puissent satisfaire leurs choix libres et éclairés. Du côté des professionnel-le-s de santé, la formation aux techniques d’avortement et à l’accompagnement doit faire partie intégrante de leur formation initiale. La clause de conscience des professionnel-le-s de santé doit être supprimée. Enfin les délais légaux pour avorter doivent être harmonisés sur ceux des pays les plus progressistes en Europe et les États doivent dépénaliser totalement l’avortement.
« Nous appelons à la construction d’une mobilisation européenne autour du 28 septembre 2017, journée internationale du droit à l’avortement, où chaque pays inscrira ses revendications en vue d’une harmonisation européenne pour le respect des droits des femmes. »