Par Daniel Boitier, coresponsable du groupe de travail « Laïcité »
Il s’agit, dans l’entreprise sociologique de Philippe Portier, de « replacer le moment actuel de la laïcité dans l’histoire longue du régime des cultes en France ». Il s’agit aussi de repérer sous les différentes périodes les « évolutions des formes du rapport social et des imaginaires ». Pour le sociologue, une des conditions d’une bonne compréhension des processus est d’abord que l’on renonce à la tendance historiciste qui domine souvent les approches franco-centrées de la laïcité.
Pour comprendre comment s’organise le débat académique et médiatique sur la laïcité en France, nous sommes d’abord invités à reconstruire deux types d’approches. Le caractère conflictuel de ces deux types d’approche prend une forme polémique dans le moment « sécuritaire » que nous vivons. Dans l’approche « exclusiviste », où L’État « surplombe toutes les croyances et toutes les convictions », domine le concept d’un individu abstrait de toute dépendance confessionnelle et tendu vers le partage de la raison universelle. L’approche « inclusiviste » s’articule à l’idée d’un État neutre à l’égard des conceptions plurielles de vie existant dans une société. La première affaire du voile conduira à ce que soit opposé à cette approche, qui plaide pour une laïcité d’inclusion ou encore de « reconnaissance », un impératif de type « républicain » d’inclusion. Le dernier chapitre du livre montre comment « la laïcité s’est recentrée dans les dernières années du côté des contentions, sous l’effet de la peur ».
La sociologie historique, mais aussi l’attention à des expériences étrangères contemporaines des formes modernes de relation du religieux et du politique, conduisent Philippe Portier à distinguer trois modèles de laïcité concernant des États revendiquant un attachement à la liberté de conscience. Avec la loi de 1905, la France a choisi un modèle séparatiste où les institutions religieuses n’ont aucun statut officiel, alors que d’autres pays démocratiques ont choisi de maintenir un lien officiel avec un ou plusieurs cultes, sous la forme d’une laïcité juridictionnaliste. La porosité de fait (sinon de droit) entre le privé et le public, et le souci d’accorder aux croyances une complète indépendance, ont fait émerger un troisième modèle que Philippe Portier nomme « laïcité recognitive » ou « modèle partenarial ». Ce modèle s’est consolidé tout au long de la Cinquième République donnant lieu à des formes de dialogue entre État et religions, malgré la législation séparatiste et en la contredisant sur de nombreux points, aussi bien au niveau local et national. La lecture historique que propose le livre articule dans le temps ces trois modèles, manifestant comment ils répondent diversement à la situation nouvelle qui commence avec la Révolution française, qui inventa une pensée politique fondée sur la souveraineté des hommes et non plus de Dieu.
Le dernier chapitre « L’inflexion sécuritaire » concerne précisément notre actualité. L’idée de la diversité, du caractère pluriel, de la France semblait vouloir dominer depuis les années 1970. Les choses ont changé à partir des années 1990, on assiste, selon Philippe Portier, à une insistance obsessionnelle sur la « cohésion ». Le mot de « communautarisme » s’impose dans le débat public avec l’affirmation d’un projet volontariste d’intégration. Intellectuel-le-s et expert-e-s, à quelques exceptions près, soutiennent les politiques de droite et de gauche dans leur inflexion sécuritaire qui s’accentue avec les attentats récents. Subtilement, Philippe Portier montre dans quels paradoxes ces logiques de contrôle qui prétendent se fonder sur la référence à l’autonomie des sujets restreignent l’autonomie des sujets en prétendant se fonder sur un impératif d’autonomie…
Philippe Portier est directeur du Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (EPHE-CNRS) , il est également directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études (Paris-Sorbonne).
« L’État et les religions en France » est publié aux Presses Universitaires de Rennes, 24 euros.