Rapport sur la laïcité présenté lors du 81e congrès de la LDH les 2, 3 et 4 juin à Limoges
Ne pas se tromper de colère
Si le sujet est effectivement sensible, c’est qu’il s’agit à la fois d’un « marqueur » historique de la tradition républicaine, d’un clivage transversal à bien des familles (au sens premier et aussi au sens politique) et surtout des profondes transformations sociales et culturelles qu’a vécu notre pays à la fin du siècle dernier.
Nous avons en effet subi un triple choc.
D’une part, une défaite idéologique sans précédent du camp « progressiste » (à l’échelle mondiale à partir de 1979 [Thatcher, puis Reagan] et surtout de 1989 [effondrement du bloc des « pays de l’Est » [1]), ironiquement rendue possible en France (à partir de 1983) par l’exercice durable du pouvoir par les forces qui se réclamaient de ce camp, a laissé le champ libre sur toute la planète à une seule idéologie dominante portée par une seule super-puissance. Il en est résulté une soumission, pour l’essentiel, à la logique d’une version libérale dure de la mondialisation, souvent complétée par un accompagnement purement humanitaire qui, jusque chez certaines ONG, fait plus de place à la compassion et à la charité qu’au combat pour l’égalité des droits.
D’autre part, la forte immigration des années 1955-1975 a produit, une génération plus tard, un métissage culturel sans précédent : la « deuxième génération » n’est plus soumise comme pouvaient l’être les travailleurs « importés », déracinés culturellement et familialement ; née en France, à la fois française et attachée à sa spécificité, elle revendique liberté (de parole et de comportement) et égalité (en dignité et en droits).
Enfin, l’accélération même du processus « globalisateur » de la mondialisation, indépendamment même de ses orientations politiques, économiques, sociales et culturelles, bouleverse nos repères par la rapidité des changements qu’elle impose (en particulier sur le plan des communications et de la transmission des valeurs), par le déplacement très difficilement contrôlable des lieux de pouvoir réel qu’elle induit et par la dissolution ou l’affaiblissement d’identités traditionnelles et/ou territorialisées qu’elle provoque.
Ce triple séisme a notamment déstabilisé des pans entiers de l’électorat, qui ont glissé de la gauche vers l’extrême-droite dès lors que face au bouleversement de leur monde toute issue idéologique semblait désormais bouchée. Mais même celles et ceux que leur formation civique protégeait contre pareille dérive n’en ont pas moins été profondément remués : en peu d’années « on nous a changé notre République ».
Dès lors, ceux qui, nolens volens, ont dû renoncer à tant de certitudes, de croyances et de combats, mais qui ne peuvent ni ne veulent les renier, ne s’en accrochent que plus désespérément à ce qui paraît la fondation même de la République : une fois effacées non seulement les nationalisations de 1982 mais même celles de 1944-1946, une fois répudiés par tant de gouvernants non seulement Karl Marx mais même John Maynard Keynes, il faudrait encore passer la loi de 1905 et l’école laïque par profits et pertes, alors surtout que monte la menace intégriste, que recule la Raison et que « voiles » et « foulards » pénètrent jusque dans les salles de classe ? Décidément, c’en est trop : pour un certain nombre d’entre nous, pèse sur la question laïque une accumulation de colères, de frustrations et de désenchantements.
Encore faut-il, précisément, ne pas se tromper de colère ni d’adversaires. Que l’alternative au néo-libéralisme ait disparu du paysage politique réel en France sinon dans l’ensemble du monde est une chose, difficilement contestable ; que la faute en soit à une offensive cléricale en est une autre, absurde. Ce qui aujourd’hui affaiblit la République n’est pas le cléricalisme mais le marché « globalisé ».