Rapport sur la laïcité présenté lors du 81e congrès de la LDH les 2, 3 et 4 juin à Limoges
Il y a là, incontestablement, spécificité historique, mais pas « exceptionnalité » française, du moins pas au point où on la fantasme souvent. Il s’agit en effet de l’une des applications (nationales) particulières d’une tendance universelle à la « sécularisation », c’est-à-dire à l’autonomisation du pouvoir politique et, plus largement, de la société « civile » par rapport au pouvoir religieux, qui conduit à distinguer les sphères de compétence étatique et ecclésiastique et, dans la version démocratique de la sécularisation, à reconnaître liberté de conscience et égalité des cultes. Ce mouvement fut lent, progressif et inégal selon les pays européens ; encore aujourd’hui, il peut avoir atteint des stades différenciés d’accomplissement (que l’on pense par exemple au concept de « religion civile »…).
Ce que nous devons mesurer est l’incidence, sur la version française de ce processus historique de sécularisation, de l’augmentation du pluralisme culturel (origines, cultures, croyances, modèles de civilisation) au sein d’un même ensemble politique : la nation française est certes le produit d’un brassage multiséculaire, mais l’immigration massive et, pour l’essentiel, définitive de personnes originaires de sociétés musulmanes a introduit un degré très supérieur de diversité « civilisationnelle » et notamment religieuse.
Fondamentalement, la laïcité n’est que mise en œuvre de la garantie des droits proclamés par la Révolution française : liberté (de conscience – d’« opinions, même religieuses », précise significativement l’article 10 de la Déclaration) et égalité (entre les cultes et croyances). En ce sens, 1905 est la suite logique de 1789… mais au terme d’un affrontement long et central.
Cela dit, il est utile de repérer des racines plus anciennes, dans l’histoire des idées et dans celle des faits.
Les idées
Sur ce terrain, il faut, sans provocation, se garder d’oublier que la première « annonce » sécularisatrice est tout simplement l’Évangile. Il s’agit ici d’abord du « Mon Royaume n’est pas de ce monde », que Saint-Thomas d’Aquin permet de lire « commutativement » : la Cité terrestre, contrairement au dogme augustinien, n’a pas à refléter ni à préfigurer une « Cité de Dieu » ; mais on se rappelle surtout le fameux « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » : aucune religion n’avait auparavant séparé aussi explicitement le politique du théologique.
Il est vrai que la constitution séculaire de l’Église catholique en appareil de puissance politique (avec ses légitimations théologiques, qu’il s’agisse du césaropapisme ou de la « théorie des deux glaives ») a pour le moins méconnu ce salutaire précepte. Mais précisément la deuxième avancée majeure est le retour au message évangélique qu’engage Martin Luther en concevant l’Église non plus comme une institution temporelle (ce qui la corrompt à ses yeux au point de faire de la Rome des papes non pas « Jérusalem » mais « Babylone ») mais seulement comme une « communauté mystique » : il sépare ainsi le « for intérieur » du chrétien de son insertion dans la communauté politique, refusant (contrairement à Thomas Münzer par exemple) de mêler combat religieux et luttes sociales. Le processus de sécularisation du Politique s’en trouve puissamment accéléré. [4]
La troisième percée est en revanche bien évidemment rationaliste, ou du moins portée par l’émancipation de la raison : elle commence dès le XVIe siècle (l’Édit de Nantes est, en 1598, le premier texte de droit public français garantissant une « liberté publique ») avec l’apparition d’une « libre pensée », notamment chez Montaigne et dans le parti des « Politiques » qui refusent de choisir un camp dans les « guerres de religion », se poursuit par exemple chez Spinoza au XVIIe et débouche sur l’émergence des Lumières. Quel qu’ait pu être le militantisme irreligieux de certains des porteurs de ces Lumières (par exemple de Voltaire ou de d’Alembert), il importe d’éviter toute confusion entre libre pensée et combat antireligieux, la liberté ne s’accommodant d’aucun dogmatisme : qui ne se rappelle le mot de Voltaire déclarant vouloir se battre jusqu’à la mort pour la liberté d’expression de ses contradicteurs ?