Rapport sur la laïcité présenté lors du 81e congrès de la LDH les 2, 3 et 4 juin à Limoges
La Ligue des droits de l’Homme, se constituant en 1898 et, après quelque hésitation, se « déclarant » sous le régime de la loi de 1901, fut l’incarnation même de ce progrès de la pensée républicaine française, qui dépassait l’individualisme libéral du XVIIIe siècle pour exercer à ciel ouvert des libertés collectives, fonder un mouvement civique dans les mêmes années où se construisait le mouvement social, donc constituer des groupes partiels dans la République, non seulement pour débattre de diverses conceptions de l’intérêt général (dans des partis politiques, mais aussi dans des associations civiques et politiques comme la nôtre) mais aussi, et non moins légitimement, pour représenter des intérêts catégoriels (dans des syndicats ou des associations diverses).
Il est vrai qu’aujourd’hui la société française est en pleine recomposition. En particulier, l’uniforme, pris en tous les sens de ce mot, a perdu du terrain pour le meilleur et pour le pire ; on l’a dit, la demande d’autonomie, de reconnaissance des différences et des singularités, est plus forte qu’elle ne l’a sans doute jamais été dans notre histoire. Cependant, ces mutations affectent non pas l’existence mais seulement les modalités d’aménagement [24] du principe constitutionnel de laïcité… dont il faut redire qu’il est moins « exceptionnellement français » qu’on ne le croit et qu’il est dès lors bien moins menacé qu’on ne le craint par le développement de l’intégration européenne (laquelle au demeurant ne remettra pas en cause les modalités nationales spécifiques de mise en œuvre de la sécularisation).
Faire vivre la laïcité aujourd’hui
Si, face à ces profondes évolutions, l’on conserve l’esprit de compromis pragmatique qui avait inspiré le législateur de 1905, notamment en reconnaissant la différence entre expression « extérieure » légitime de la liberté de conscience et « prosélytisme ostentatoire » ou encore en acceptant que la distinction entre Églises et sectes ne soit pas toujours nettement tranchée, [|25] alors la laïcité apparaîtra de plus en plus comme la voie médiane, salutaire, entre individualisme abstrait/hypocrite et communautarisme régressif/ségrégatif. Elle garantira l’égalité dans la reconnaissance de différences légitimes mais aussi, et d’un même mouvement, le partage et l’enseignement de valeurs communes précisément de liberté, d’égalité et de respect absolu de la dignité de la personne.
Nous voici au cœur du sujet : comment rester fidèles à l’esprit de 1905, à la laïcité véritable que toute intolérance défigure ? La question laïque aujourd’hui est celle d’un contrat social renouvelé mais toujours fondé sur le triptyque républicain que nous continuons à revendiquer : liberté, égalité, fraternité.
Liberté, que proclament en particulier les articles 4 et 10 de la Déclaration de 1789, que réaffirme en la matière l’article 1er de la loi de 1905, auquel fait écho le deuxième alinéa du préambule de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 exaltant « l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire ».
Égalité, entre croyants, athées et agnostiques, mais aussi entre les diverses confessions : qui ne voit que la discrimination frappant l’Islam n’est que l’ombre portée de celle qui pèse sur les immigrés originaires des terres d’Islam ? et qu’entre politique, juridique, social et religieux, l’égale dignité des êtres humains ne se divise pas ? Aucune gestion « sécuritaire » des tensions interculturelles ne peut, ni rationnellement ni éthiquement, se substituer au rétablissement de l’égalité : là encore, mutiler n’est pas réguler. Mais il nous faut reconnaître ici que les pouvoirs publics français semblent avoir aujourd’hui pris conscience de la nécessité de gérer la diversité culturelle, notamment en organisant la détection des discriminations ; pour insuffisants que soient souvent les efforts ainsi entrepris, leur apparition au cœur même de l’appareil d’État signifie que les logiques discriminantes ne sont décidément plus tenables sans risques majeurs pour la cohésion sociale.
Fraternité enfin : chacun de nous porte en lui ses opinions, ses convictions et ses croyances ; trouvons-nous cela légitime et respectable, ou baptiserons-nous erreur, superstition, obscurantisme toute croyance à laquelle nous n’adhérons pas ? Entrons-nous dans ce jeu de miroirs pervers qui fait de l’autre tantôt un mécréant, un infidèle, un païen ou un hérétique, tantôt et inversement un obscurantiste, un superstitieux, un intégriste calotin ou « islamiste » ? De ce fatras d’étiquetages collectifs et de préjugés symétriques, n’émerge que la permanence des haines et des incompréhensions. Notre voie laïque chemine à l’opposé : elle suppose le respect de chacun, et de toute conviction qui ne porte atteinte ni à la dignité ni à la liberté des autres ; elle suppose aussi la libre recherche, le libre dialogue, l’échange des idées qui enrichit et vaccine contre le simplisme.
Cette démarche est par essence universaliste, et notre monde se « globalise » chaque jour davantage. Cela ne signifie nullement que nous devions renoncer à ce qui fait la spécificité de nos appartenances civiques, politiques et culturelles, mais simplement, comme nous nous y efforçons depuis notre première Université d’automne sur la mondialisation et le congrès de Saint-Nazaire qui en a tiré les enseignements politiques, que nos valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité doivent nous inspirer aussi à l’échelle élargie des combats d’aujourd’hui. La dynamique laïque a permis comme on l’a vu, sur le plan national, à la République d’intégrer en 1905 dans le jeu civique des forces d’inspiration religieuse qui lui étaient auparavant étrangères. Elle continue à nous inspirer face à un enjeu mondial décisif : les centaines de millions d’habitants des terres d’Islam doivent pouvoir entendre de notre part un message non d’exclusion, de relégation dans une « Barbarie » fantasmée depuis des siècles, mais d’ouverture à la richesse de leur civilisation, de reconnaissance de la diversité culturelle.
La plus grande clarté s’impose ici pour éviter Charybde et Scylla. Si le contrat laïque [26] est seul à même de porter les espoirs de l’humanisme face à la mondialisation, c’est parce qu’il refuse avec une égale détermination l’acceptation de toute pratique traditionnelle comme légitime (acceptation dans laquelle se révèle la complicité entre relativisme et communautarismes) et, à l’inverse, la diabolisation de ce qui sort de nos propres traditions. Refuser l’intolérance ne saurait nous aveugler devant l’intolérable.