Rapport sur la laïcité présenté lors du 81e congrès de la LDH les 2, 3 et 4 juin à Limoges
Mesurer le changement social
Que s’est-il passé d’essentiel depuis le compromis de 1905 ? La société française a été triplement bouleversée.
Premièrement, le recul des institutions privées normalisatrices (famille, églises) auxquelles l’État avait abandonné l’« ordre privé » a provoqué un sentiment d’anomie (au sens où l’entendait Émile Durkheim), qui a engendré à son tour une demande d’intervention étatique dans des champs encore naguère hors de sa portée (législation sur les rapports de couple, sur les droits de l’enfant, sur la procréation, la bioéthique, etc.). Le partage tacite de 1905 s’en trouve rompu, qui du fait de la neutralité (alors nouvelle) de l’État abandonnait aux institutions privées « disciplinantes » un champ essentiel de structuration sociale (puissance maritale, puissance paternelle…) que l’École publique venait limiter mais non point combattre (comme en témoigne bien la lettre de Jules Ferry aux instituteurs).
Deuxièmement, l’autonomisation des individus a considérablement progressé, les revendications de mai 68 étant ici emblématiques : une montée moins de l’individualisme que de l’« individuation » augmente la capacité et la volonté de chaque individu de construire ses appartenances plus par ses propres choix que par reproduction dominante des valeurs de la génération précédente. Cette demande d’autonomie, dans laquelle chacun cherche à se composer une pluralité d’appartenances, n’exclut nullement la recherche d’une « socialité privée » [16] mais pose précisément la question de la relégitimation d’un espace public (politique) souvent dévalorisé. L’interpénétration des sphères publique et privée s’en trouve accrue au point que leur distinction peut moins que jamais être pensée en termes de séparation étanche mais doit au contraire s’articuler avec la reconnaissance d’une circulation constante d’une sphère à l’autre. C’est bien une dialectique du public et du privé qui se recompose en profondeur. On ne s’étonnera donc pas que l’ampleur de ces mutations engendre un désarroi qui peut déboucher sur des replis identitaires ou fondamentalistes divers, mais aussi sur l’attirance pour l’irrationnel autoritaire des sectes. C’est alors que les « laïques » en appellent aujourd’hui à l’État, en particulier pour lutter contre les sectes, sans éviter toujours une contradiction avec leurs principes de séparation (entre État et cultes) et de liberté religieuse que les sectes exploitent fort habilement.
Troisièmement, la diversité culturelle a considérablement augmenté : l’émergence d’un Islam de masse, deuxième religion de France, dans le contexte d’un passé colonialiste (plus vite sorti des esprits dans les pays ex-colonisateurs que dans les pays ex-colonisés et dans les populations qui en sont issues) et d’un présent encore marqué par des discriminations multiples et cumulatives, ravive les difficultés de mise en œuvre loyale du contrat social laïque, sur le plan de l’égalité entre les cultes : sentiment d’un traitement différent des foulards d’une part, des croix et des kippas de l’autre ; problèmes des jours fériés, des aumôneries, des lieux de culte, de la gestion de l’abattage rituel, etc.
C’est sur ce terrain tout particulièrement que nous devons assimiler les leçons de notre histoire. La loi de 1905, on l’a vu, a permis l’intégration dans le jeu politique républicain et laïque de forces d’inspiration religieuse qui, dans leur grande majorité, restaient auparavant à son égard sinon dans l’hostilité du moins sur la réserve. Depuis lors, de nombreux catholiques sont véritablement entrés dans la « République militante », en particulier à travers les combats de la Résistance et de la décolonisation qui ont constitué autant d’espaces de fraternisation. Il en est résulté une sorte de « déconfessionnalisation » totale ou partielle dont les signes sont multiples : il suffit d’évoquer ici l’évolution, dès la Libération, des objectifs et des méthodes des mouvements de jeunesse chrétiens [17], mais aussi celle qui a conduit par exemple dans les années 1960 à la naissance de la CFDT ; on constate parallèlement que les comportements de ceux qui continuent à se dire catholiques, sous l’effet de l’individuation des valeurs, s’éloignent bien souvent des prescriptions des autorités catholiques en matière de mœurs, et que même les institutions religieuses ont dû reculer à leur tour, le « caractère propre » de l’école confessionnelle s’atténuant en proportion de son association au service public scolaire par des lois aussi fameuses qu’honnies… au point que les mobiles de la majorité des parents qui y ont recours sont aujourd’hui, au grand dam de la hiérarchie catholique, étrangers à tout engagement religieux consistant. Ces évolutions signalent, dans des domaines fort variés, une perte relative de spécificité et de densité de la « communauté catholique » à l’intérieur de l’espace public républicain. [18]
Dans ce contexte, la problématique laïque doit s’élargir sans se défigurer. Au demeurant, l’immobilité serait précisément un reniement : une vulgate qui se figerait dans le culte d’un passé d’ailleurs en grande partie fantasmé et mutilé d’une partie essentielle de sa complexité, dans une crispation dogmatique qui refuserait d’ouvrir les yeux sur le changement social, n’aurait de laïcité que le nom, dénaturerait l’esprit de 1905 et trahirait Briand et Jaurès.