A l’occasion de la publication de son livre « Pas de quartier », Pierre Joxe répond à nos questions.
Après avoir siégé au conseil Constitutionnel entre 1992 et 2010, Pierre Joxe est devenu en 2010 avocat pour enfant, pour pouvoir observer de l’intérieur le fonctionnement de la justice des mineurs. Après avoir visité différents tribunaux en France, en Europe, aux Etats Unis, après avoir été plusieurs fois « avocat commis d’office », il vient de faire paraître « Pas de quartier », titre choisi en référence à ce cri qui, au Moyen Age incitait à exterminer l’ennemi. Il y décrit une justice peu connue, privée de moyens financiers et humains, mise à mal par une succession de lois qui se révèlent être une offensive générale contre l’ordonnance de 1945. A partir de cas précis, pris dans des milieux sociaux différents, il rappelle que la justice des mineurs est faite avant tout pour protéger l’enfance. Et comme Pierre Joxe est sans nul doute d’un naturel « positif », il montre aussi comment certains acteurs du service publics (juges ou parquetiers) résistent aux injonctions de pouvoirs publics qui veulent aller vers toujours plus de répression.
Comment percevez-vous le regard de l’institution judiciaire sur les parents des mineurs mis en cause?
Les pères – quand ils sont là, ou les mères – presque toujours présentes , sont souvent dépassés, se sentant eux même mis en cause par la Justice qui les convoque…Les magistrats et aussi les éducateurs et les avocats, doivent parfois leur remonter le moral, leur expliquer la situation présente et les perspectives d’avenir, car ils ont un rôle à y jouer. A leur égard, la Justice a une mission « d’assistance éducative », parfois officielle, parfois plus officieuse, toujours importante.
Une des caractéristiques du travail du juge des enfants vous semble-t-il être le travail en réseau?
Les juges des enfants travaillent « en réseau » avec des institutions sociales, avec les services du Conseil général, avec les éducateurs et aussi avec le Parquet et entre eux, car ils sont appelés à se remplacer parfois. Mais finalement, ils sont souvent très seuls pour décider, dans leur cabinet – même si des assesseurs spécialisés les assistent, au Tribunal pour enfants.
Selon vous, à quel moment la détention peut-elle s’inscrire dans le parcours judiciaire des mineurs délinquants?
C’est la question la plus difficile. Cas par cas. On se pose chaque fois cette question, car l’incarcération d’un jeune, cela laisse toujours un sentiment d’échec. Pourtant, parfois, c’est un choc qui se révèle salutaire…Pour les crimes les plus graves, c’est souvent inévitable, mais la durée de la peine est réduite et les possibilités d’aménagement existent.
Au cours de son parcours judiciaire, le mineur délinquant est confronté à divers « temps ». Le temps de la justice, celui de sa prise de conscience, etc… ces temps ne sont-ils pas de plus en plus malmenés au nom d’une « nécessaire » réponse rapide de l’institution judiciaire ?
Oui, c’est une des tristes caractéristiques de l’évolution de notre droit depuis dix ans : elle prétend être toujours plus efficace, plus rapide, plus sévère…Les magistrats savent heureusement assez bien refuser et contourner cette frénésie maniaque qui va j’espère cesser bientôt, avec le départ de Sarkozy.
Quelle est , selon vous, la loi qui, au cours des dernières années vous semble la plus emblématique de l’abandon des principes contenus dans l’ordonnance de 1945?
La plus « emblématique », en effet, c’est la loi « Perben 2 », de 2004, avec la garde à vue pouvant être portée à 4 jours pour un enfant ! Elle viole le principe « fondamental » proclamé fictivement par le Conseil constitutionnel et ouvre grande la porte à la série de lois suivantes.
Dans votre livre, vous affirmez qu’on voit se développer en France un droit spécial pour les zones dites de » non-droit ». Peut-on pour autant parler d’une « justice de classe »?
Cette question ne m’inspire pas, ou plutôt exigerait plusieurs pages. On peut lire mon livre…
Quels enseignements tirez- vous de la fréquentation des tribunaux pour enfants existant dans d’autres pays que la France?
Dans la plupart des pays démocratiques d’Europe la justice des mineurs s’inspire des mêmes principes que notre ordonnance de février 1945, et même, parfois explicitement de ce qui fut longtemps le « modèle français », en voie de démolition depuis dix ans. Mais c’est apparemment le modèle américain, champion du monde de l’incarcération, qui a inspiré Mme Thatcher puis ses successeurs :l’Angleterre est aujourd’hui condamnée par les institutions européennes pour son taux d’incarcération, spécialement pour les jeunes.
Vous avez été Ministre de l’Intérieur. Est-ce qu’aujourd’hui, votre expérience d’avocat des enfants vous amènerait à aborder différemment la question de la délinquance des mineurs ?
Quand j’étais ministre de l’intérieur, mes collègues Garde des sceaux n’ont pas dégradé la justice des mineurs ! Heureusement ! Et plus tard, à son tour, Elisabeth Guigou l’ a même améliorée. Il n’y a pas très longtemps que cette frénésie s’exerce pour la démolir.
A propos de l’évolution de la justice des mineurs et du regard jeté sur la délinquance des mineurs, vous parlez d »obscurantisme ». Qu’entendez-vous exactement par là?
Nul n’ignore les graves lacunes de la culture littéraire du Président. Mais bien qu’il soit avocat, son inculture juridique est encore plus profonde. Il est clair qu’il ignore tout de l’histoire, de la philosophie et de la sociologie du droit, et aussi du droit comparé et des autres sciences sociales, pourtant indispensables à la réflexion et à la décision juridique des responsables politiques. Alors il a tranché et décidé par foucades, à tort et à travers, sans étude ni réflexion, sous le coup de l’émotion – ou en s’appuyant sur les émotions ressenties ou même provoquées, croyant ainsi plaire à l’opinion. Légiférer est un acte grave, qui demande de réfléchir et de consulter avant d’agir, en étant guidé par la raison, et non par l’agitation ignorante, forme politique de l’obscurantisme.