Les migrations humaines ouvrent sur un paradoxe si l’on veut bien accepter le principe de l’unicité de l’humanité : celle-ci peuple la terre, son territoire naturel, mais s’interdit un libre déplacement sur la surface du globe. L’enfermement dans des frontières est une règle si bien établie que les déplacements de population, au cours de l’histoire, n’ont jamais été ressentis que comme une conquête ou une invasion fût-elle pacifique. Le regard porté sur l’Autre est d’abord celui de la différence, pas celui de l’appartenance à une même communauté humaine. Ce n’est pas le lieu de débattre des causes de ce phénomène qui vont bien au-delà de la multiplicité des cultures. Mais, ce fait est si profondément inscrit dans l’inconscient collectif qu’il pèse considérablement et de manière quasiment irrationnelle sur ce débat. Ceci explique sans doute qu’il soit pollué par les scories les plus diverses, mais aussi les plus exécrables, dont la xénophobie n’est pas la moindre. Loin de s’en dégager, les politiques suivies sont très largement tributaires de ces écueils au point de se départir de toute vision d’avenir pour gérer, du moins le croit-on, le court terme. Et si un domaine ne supporte pas d’être appréhendé dans le court terme, c’est bien celui-ci. Les logiques sont lourdes, elles impliquent des choix dont les conséquences se font sentir à long terme et sur des espaces qui ne sont plus celui des nations. C’est un truisme que de dire que les faits ne supportent plus la même échelle temporelle ou spatiale, rien de commun entre les possibilités de circulation des années 50 et d’aujourd’hui : rien de commun entre des situations qui concernaient un pays ou un groupe de pays sur un seul continent et les situations actuelles qui concernent les cinq continents entre eux. Gérer dans le seul cadre hexagonal revient à ne rien gérer du tout.
Mesures répressives
Un début de prise de conscience se manifeste par l’inscription de cette question dans le champ européen : mais on est loin du compte quand on constate l’incapacité que manifestent les membres de l’Union européenne à se mettre d’accord sur autre chose que des mesures répressives. Toute démarche commune ne s’appuie que sur des considérations policières. Que 52 Chinois périssent dans un transport clandestin ou que 912 Kurdes s’échouent sur les côtes françaises ne provoque chez les dirigeants européens qu’une seule réaction : réprimons les trafiquants de main-d’œuvre. Personne ne contestera le droit et le devoir qu’ont les gouvernements de réprimer ceux qui tirent profit de l’extrême misère que portent avec eux ces migrants ou ces réfugiés. Mais, si l’on veut bien ouvrir les yeux, on sera amené à constater la pauvreté de la réponse policière, car s’il y a un domaine où la demande provoque l’offre, c’est bien celui-ci. C’est parce que des hommes, des femmes et des enfants veulent cesser de survivre là où ils sont et donc veulent partir, que certains trouvent à faire fortune en organisant leur déplacement. Dès lors, n’offrir comme seule réponse à ces flux que la mobilisation des forces de l’ordre est non seulement inefficace, mais ouvre la voie aux raidissements des sociétés d’accueil : les législations et pratiques d’exception se multiplient (ce sont au moins dix personnes qui, en trois ans, en France et en Belgique, sont décédées entre les mains des forces de l’ordre où elles n’étaient retenues que pour des raisons relatives à leur statut). Quant aux étrangers installés durablement, ils en subissent aussi le contrecoup, soit que l’on fragilise leur statut, soit que l’on freine leur naturalisation, soit, encore plus simplement, que leur vie quotidienne soit placée sous le signe d’une discrimination permanente. Il n’en est pas autrement en ce qui concerne les personnes qui ont acquis la nationalité française lesquelles sont victimes des mêmes discriminations. Ce sont alors les processus d’intégration qui sont mis en échec et, plus largement, l’ensemble du lien social qui se délite. Bien entendu, tout contexte de crise économique ne vient que renforcer les effets délétères d’une telle politique.
Selon le recensement de 1999, la France compte 60,2 millions d’habitants parmi lesquels 3,26 millions sont étrangers, ce qui correspond à 5,6% de l’ensemble de la population. Encore convient-il de souligner que ce chiffre de 3,26 millions comprend 1 195 500 personnes ressortissantes de l’Union européenne qui résident donc en France de plein droit. Parmi ces 3,26 millions d’étrangers vivant en France, 110 000 environ sont des réfugiés reconnus au titre de la convention de Genève ou, pour une très faible proportion (essentiellement des Algériens d’ailleurs), au titre de l’asile territorial institué depuis 1998[1]. Ces chiffres illustrent assez bien deux fantasmes : le premier est que la France serait sujette à une « invasion » et la seconde est que nous accueillerions « toute la misère du monde ».
L’auteur de l’analyse du recensement de 1999 écrit : « d’un intervalle intercensitaire à l’autre, la présence étrangère en France se contracte et la décroissance concerne maintenant aussi bien les ressortissants de l’Union européenne que les étrangers en provenance des pays tiers » Une fois débarrassés des chimères qui embarrassent l’inconscient collectif, on peut plus aisément aborder le débat de fond.
[1] Immigration et présence étrangère en France en 1999, premiers enseignements du recensement, André Lebon, La documentation française.