Monsieur le Premier ministre, A l’occasion du 36e anniversaire de l’enlèvement et de la disparition forcée de Mehdi Ben Barka à Paris le 29 octobre 1965, nous vous adressons cette lettre pour vous demander d’ouvrir l’accès à toutes les archives susceptibles d’élucider la « disparition » de M. Ben Barka, d’identifier les responsables, et de savoir ce dont les autorités françaises avaient connaissance avant, pendant et après cet événement. D’après nos informations, le juge d’instruction parisien chargé de l’enquête sur la « disparition » de M. Ben Barka, Jean-Baptiste Parlos, a demandé le 21 septembre au ministre de la Défense de décider la levée totale du secret-défense sur toutes les pièces de ce dossier. Sa demande fait suite à la décision prise en 2000 par le ministre de rendre publiques certaines pièces mais de refuser de le faire pour les autres, au motif qu’elles relevaient du « secret-défense ». En 1965, M. Ben Barka, un des principaux représentants de l’opposition marocaine et du mouvement international des non-alignés, vivait en exil. Le 29 octobre, vers midi, des témoins ont vu son interpellation sur le boulevard Saint-Germain à Paris par deux policiers français, qui l’ont ensuite emmené dans une voiture de police. Personne ne l’a revu depuis lors. On a longtemps supposé que l’enlèvement était le fait de la police secrète marocaine, sans que les détails de l’affaire soient connus. Selon les affirmations adressées cette année à la presse par Ahmed Boukhari, un membre à la retraite de la police secrète marocaine, des agents marocains auraient tué Ben Barka alors qu’ils l’interrogeaient dans une villa au sud de Paris, en présence de Mohammed Oufkir, alors ministre de l’Intérieur, et son adjoint, Ahmed Dlimi, directeur de la sûreté nationale marocaine. Les agents auraient ensuite renvoyé son corps par avion au Maroc, où il aurait été dissous dans une cuve d’acide au poste de police de Dar el-Mokri à Rabat, le 31 octobre. Aucun des agents marocains dont on suppose l’implication dans cette opération n’a été puni, ni en France, ni au Maroc. La justice française a condamné Mohammed Oufkir par contumace et acquitté Dlimi. Les révélations de M. Boukhari, d’abord publiées par Le Monde et par Le Journal Hebdomadaire du Maroc les 29 et 30 juin 2001, ont accru les exigences de la société civile marocaine envers les autorités marocaines ainsi que les services secrets étrangers, pour qu’ils divulguent les informations nécessaires pour élucider ce crime perpétré sur le territoire français et pour identifier tous ceux qui en ont été les complices. M. Boukhari affirme également que, au début des années 60, des agents de l’Agence Centrale de Renseignement (C.I.A.) américaine travaillaient, au quotidien, au siège de la police secrète marocaine et qu’ils étaient au courant du projet d’enlèvement de Ben Barka dès le début. Aujourd’hui, nous adressons une lettre similaire aux autorités gouvernementales américaines pour leur demander de déclassifier leurs dossiers liés à la « disparition » de M. Ben Barka. Malheureusement, M. Boukhari n’a pas pu répondre à la convocation du 7 septembre que le juge Parlos lui avait envoyée en juillet. Depuis le 13 août, M. Boukhari est incarcéré au Maroc pour avoir signé des chèques sans provision. Quel que soit le bien fondé des accusations à son encontre, au regard du contexte de sa mise en accusation et de son procès, il y a tout lieu de croire que sa poursuite et son incarcération constituent des mesures de représailles contre celui qui, six semaines auparavant, est devenu le premier agent de la police secrète marocaine qui ait jamais parlé en détail de la « salle guerre » menée contre les dissidents dans les années 60 et 70. Nous ne trouvons aucune justification au refus opposé par la France sur le fondement de la sécurité nationale, de publier les documents relatifs à ce grave crime perpétré il y a trente-six ans. A l’époque, les responsables français ont nié avoir joué un rôle dans l’enlèvement ou sa préparation ; les policiers français impliqués dans l’affaire ont été dénoncés comme ayant agi hors du cadre de leurs fonctions et deux d’entre eux au moins ont été condamnés et emprisonnés. Aujourd’hui, ce refus de déclassifier les documents ne peut que nourrir les soupçons selon lesquels ils recèlent des preuves que des responsables français de haut niveau étaient au courant de l’enlèvement de M. Ben Barka et l’évacuation de son corps de la France, ou qu’ils y ont apporté leur assistance. En acceptant de déclassifier toutes les pièces de ce dossier, la France serait cohérente avec son engagement dans la lutte contre le crime de disparition, engagement qu’elle réitère chaque année en parrainant la résolution de la Commission des droits de l’Homme sur les disparitions forcées et en contribuant au projet de Convention internationale contre les disparitions forcées. La Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées adoptée par l’Assemblée générale en 1992 dispose, dans son article 13 que, « lorsqu’il existe des raisons de croire qu’une personne a été victime d’une disparition forcée, l’État défère sans délai l’affaire à ladite autorité pour qu’elle ouvre une enquête, même si aucune plainte n’a été officiellement déposée. Cette enquête ne saurait être limitée ou entravée par quelque mesure que ce soit. (…). Tout État veille à ce que l’autorité compétente dispose des pouvoirs et des ressources nécessaires pour mener l’enquête à bien, y compris les pouvoirs nécessaires pour obliger les témoins à comparaître et obtenir la production des pièces pertinentes ainsi que pour procéder immédiatement à une visite sur les lieux ». La Déclaration prévoit clairement que les « disparitions » constituent un crime continu. L’article 17(1) dispose que « tout acte conduisant à une disparition forcée continue d’être considéré comme un crime aussi longtemps que ses auteurs dissimulent le sort réservé à la personne disparue et le lieu où elle se trouve et que les faits n’ont pas été élucidés ». Nous considérons qu’il incombe aux autorités françaises de révéler toutes les informations en leur possession, non seulement pour contribuer à la procédure judiciaire en cours en France, mais aussi pour soutenir la recherche de la vérité que poursuivent les acteurs de la société civile marocaine. De nombreux Marocains estiment, à juste titre, que la consolidation de l’État de droit au Maroc dépend en grande partie des résultats de cette recherche, et de la reconnaissance des responsabilités dans les violations des droits de l’Homme perpétrées par les autorités marocaines dans le passé. La « disparition » forcée de M. Ben Barka fait partie de ces violations, tout comme les disparitions de centaines d’autres personnes enlevées par les forces de sécurité au Maroc, et dont le sort n’est toujours pas connu à ce jour. Nous vous remercions de l’attention que vous porterez à notre demande et vous prions d’agréer, Monsieur le Premier ministre, l’expression de notre haute considération. Michel Tubiana, président de la Ligue des droits de l’Homme Paris, New York, le 26 octobre 2001 Cc : Monsieur Alain Richard, ministre de la Défense
Sidiki Kaba, président de la FIDH
Hanny Megally, directeur exécutif pour le Proche-Orient et le Maghreb pour HRW
Madame Marylise Lebranchu, ministre de la Justice