Quatre personnes affreusement massacrées par des voyous, deux gardiens de la paix faisant tranquillement leur devoir abattus sans pitié, une opinion publique justement émue, et voilà que s’agitent avec gourmandise tous les chantres d’un ordre répressif, seul capable, selon eux, de mettre fin à ces comportements révoltants. Puis un homme est mis en cause. Il a plusieurs fois été condamné et sur lui pèsent déjà de lourds soupçons d’avoir commis il y a trois ans de graves actes criminels pour lesquels il n’a toujours pas été jugé mais a été remis en liberté par une décision de la chambre d’accusation de la Cour d’appel de Paris. Quelle aubaine ! Il n’en fallait pas plus pour qu’en période préélectorale explose un tollé où se mêlent les cris d’orfraie d’une opposition à l’affût, les protestations outrées de magistrats qui ne veulent pas porter le chapeau et les manifestations de policiers, plus dignes, il faut le constater, et dont on comprend mieux la révolte douloureuse. Tout cela serait la faute de la loi sur la présomption d’innocence du 15 juin 2000 qui a tenté de traduire dans la pratique des principes, sans cesse affirmés mais peu respectés, dans la conduite du procès pénal. Chacun le sait maintenant, la loi qui s’appliquait au moment de la décision de la chambre d’accusation était la loi Toubon de 1996. Qu’importe, clame le chœur des indignés, ce serait l’esprit de la loi qui, soufflant déjà sur les magistrats les aurait incités ainsi au laxisme. Certes, l’occasion fait le larron mais il n’est pas possible sur un sujet aussi grave de travestir avec une telle audace la vérité. Car, l’étonnant, lors du débat parlementaire autour de cette loi, ce fut une forme de consensus rare où curieusement la garde des sceaux, Élisabeth Guigou, jugée parfois trop timorée, se trouva quelquefois mise en difficulté par des députés et des sénateurs, tant de la majorité que de l’opposition, étonnement unis pour aller de l’avant dans la réforme qui fut finalement votée à l’unanimité par le Sénat et même par l’Assemblée nationale après la réunion de la commission mixte paritaire. L’esprit de la loi c’est, avant même de promouvoir des mesures techniques qui ont, une fois n’est pas coutume, permis de réaliser le vœu exprimé depuis des décennies par le législateur, de voir réduire le nombre des détentions provisoires, de proclamer clairement et fermement le principe unanimement énoncé comme fondamental depuis des décennies et en tout cas depuis la loi Pleven de 197O selon lequel la liberté est la règle et la détention l’exception. Alors haro sur les juges ? La chambre d’accusation de Paris a appliqué la loi conformément aux principes fondamentaux, celui du délai raisonnable énoncé aux articles 5 et 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme et celui du respect des formes qui est inscrit dans notre droit depuis l’article 7 de la Déclaration de 1789. Le reste est affaire d’appréciation et de conscience du juge, son espace souverain. Mettre en liberté un homme soupçonné d’avoir commis un crime grave comporte toujours un risque. Veut-on limiter la liberté des juges et leur imposer de maintenir en détention indéfiniment des présumés innocents dans certains cas ? Ce serait là étrangement remonter le cours du temps jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, avant la loi du 14 juillet 1865 qui leur donna le droit de mettre en liberté en toute matière. La loi du 15 juin 2000, qui de toute façon, si elle avait été applicable aurait permis de maintenir en détention pendant encore deux ans, n’est pour rien dans une décision qui sert de prétexte à une basse opération politicienne relayée par un mouvement corporatiste qui depuis le vote de la loi ne cesse de geindre sur les méfaits qu’il lui attribue : l’insécurité quotidienne croissante serait due aux formalités protectrices des droits de la personne lors de la garde à vue, la longueur des procédures à la surcharge de travail des juges d’instruction, la libération de Patrick Henry à la judiciarisation de l’application des peines et aujourd’hui la récidive aux règles plus contraignantes en matière de détention provisoire. Tout cela serait dérisoire s’il ne s’agissait d’un sujet aussi grave. Jamais l’accroissement des droits n’a provoqué le crime et ce n’est pas non plus la rigueur d’une répression, dont nul ne conteste la nécessité, qui l’a fait reculer, quoi qu’en pense une opinion, justement inquiète mais mal informée. Certes, malgré les efforts considérables faits sur le plan budgétaire, la justice et la police manquent de moyens mais n’est-ce pas la mauvaise utilisation des crédits plutôt que leur insuffisance qui en serait la cause ? Après tout, ils ont aussi raison ceux qui clament qu’il faut revoir cette loi. Seulement ce n’est pas pour la mauvaise raison qu’elle serait allée trop loin en mettant en œuvre certaines des dispositions qu’avait prévues le rapport Delmas-Marty il y a dix ans, mais parce qu’elle s’est arrêtée en chemin. Pour combattre la délinquance, l’insécurité, il ne suffit pas de punir. Il faut aussi juger c’est-à-dire rétablir une situation de droit rompue par le crime. Et cela ne peut se faire – justement – au mépris des droits. Il y a aujourd’hui beaucoup à faire pour que la France rattrape en ce domaine le temps perdu, trouve enfin les règles claires et modernes d’un procès pénal qui se déroule conformément aux exigences de notre temps et respecte les principes fondamentaux qui nous régissent. Cela ne se fera pas à coup d’anathèmes, de cris et de fureur mais de réflexion et de débats dont on voudrait qu’ils puissent être sereins et honnêtes. Henri LECLERC, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme Tribune publiée dans Libération le 26 octobre 2001