Messieurs les Ministres,
Je m’exprime ici au nom de l’Observatoire de la liberté d’expression que la Ligue des droits de l’Homme a créé et qui accueille diverses personnalités.
La Direction des Libertés Publiques du ministère de l’intérieur, saisie par des associations de défense de l’enfance, vient d’inviter GALLIMARD à s’expliquer avant de prendre une mesure sur le fondement de la loi de 1949 à propos de la publication du livre « Rose Bonbon » de Nicolas JONES-GORLIN, c’est-à-dire l’interdiction de vente aux mineurs, soit seule, soit accompagnée de l’interdiction d’exposition au public en quelque lieu que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur des magasins, et de l’interdiction de publicité.
La LDH tient à dénoncer publiquement ce projet de censure et ses motifs.
Prétendre au sujet de ce livre qu’ « à de nombreuses reprises au cours du récit, le narrateur présente comme naturels et légitimes des agissements violents infligés à de jeunes enfants », c’est commettre délibérément une confusion entre le monde réel, dans lequel il convient bien évidemment de lutter contre la pédophilie avec les moyens adéquats, et la fiction : le narrateur en cause est un personnage qui n’existe pas, et ne peut donc donner un avis réel sur un fait qui n’existe que dans une histoire.
Aborder la pédophilie dans une fiction ne peut être, ipso facto, considéré ni comme une apologie ni comme une légitimation de ce crime. Et ce, quelle que soit l’attitude du narrateur ou du personnage en cause.
Ou bien, si l’on suit le raisonnement de la Direction des Libertés Publiques du ministère de l’Intérieur, il faudra interdire toute oeuvre évoquant la drogue, le racisme, la violence, le crime, motifs qui sont tous, s’ils sont abordés dans une publication, un motif de sanction selon la loi de 1949, sans qu’il soit nécessaire d’ailleurs qu’ils soient présentés de façon apologétique.
La Ligue des droits de l’Homme appelle solennellement le ministère de l’Intérieur à renoncer à toute mesure qui constituerait une entrave à la diffusion de cet ouvrage aux adultes, et se félicite de la position claire du Ministre de la Culture rendue publique dans l’émission CAMPUS, qui réagissait en défenseur de la liberté de création au sujet de cet ouvrage.
C’est pourquoi la LDH engage le gouvernement à modifier la loi pénale partout où cette dernière permet la censure des oeuvres à raison de leur contenu, au mépris de la liberté d’expression en matière de création, afin que ni le ministère de l’Intérieur, ni des associations, ne puissent plus se poser en censeurs, sous peine de voir disparaître de nos librairies de Enid Blyton à Primo Levi, en passant par Dostoïevski, Victor Hugo, Gide, Nabokov, Vian, Agatha Christie, Raymond Chandler, enfin quasiment toute la littérature, qu’elle soit ancienne, moderne ou contemporaine, mais aussi les manuels d’histoire, les recueils de poésie…
Vous comprendrez que je rende publique cette lettre.
Je vous prie de croire, Messieurs les Ministres, en l’assurance de ma haute considération.
Paris, le 3 octobre 2002