Paris, le 29 octobre 2002
Monsieur le Ministre,
En 1881, la Chambre des députés résonne des empoignades entre le Premier ministre et son opposition; ils s’affrontent à propos du sort des condamnés récidivistes, y compris celui des mendiants que la République réprimait déjà : c’était le délit de vagabondage. M Waldek Rousseau soutient que son projet protège « ces classes laborieuses au nom desquelles certains de nos collègues parlent souvent mais que nous avons aussi la prétention de représenter ». G. Clemenceau lui réplique : « vous avez dit que votre loi n’était pas faite en faveur des bourgeois ? Je reconnais que vous frappez sans merci les bourgeois qui iraient demander l’aumône… ». Un siècle plus tard, le fond du débat n’a pas changé si ce n’est que nul n’évoque la relégation au bagne. Ce rappel historique devrait vous apprendre que vous n’innovez en rien: agiter l’hydre de l’insécurité, discréditer vos opposants en les qualifiant de « droits-de-l’hommiste », ou travestir le sens réel de votre projet, d’autres l’ont fait avant vous et il est certain, malheureusement, que d’autres le feront après vous.
Nous ne croyons pas que la démocratie ait à gagner quelque chose à débattre de cette manière. Que vous soyez l’élu d’une ville où la mixité sociale est inexistante ne vous interdit pas, à nos yeux, de vous préoccuper du sort de ceux que vous n’avez pas à administrer. Pas plus que le fait que nous soyons, par profession ou dans nos activités associatives et syndicales, amenés soit à juger, soit à défendre, soit à aider les plus démunis, nous confère une quelconque prééminence sur vous.
Nous sommes à l’initiative de cette déclaration qui vous accuse de déclarer la guerre aux pauvres et qui vous a tant déplue. D’autres, par calcul électoral, pensent qu’il serait préférable de vous copier, nous les laissons à leurs illusions.
Si vous consentez à vous éloigner des postures polémiques, vous nous accorderez que la sécurité de tous est un bien commun. Le débat qui nous anime n’est pas celui qui opposerait le camp des « défenseurs des délinquants » au camp des « défenseurs des victimes » mais a trait aux chemins à emprunter pour obtenir les meilleurs résultats. Nous sommes, donc, en droit de vous faire observer que certaines dispositions de votre projet ne répondent en rien à l’idée que nous nous faisons de la lutte contre l’insécurité ni même de la manière de gouverner en République.
Vous proposez plusieurs mesures. Nous pouvons en approuver certaines ou en discuter d’autres. Nous n’acceptons pas, en revanche, que vous réprimiez les mendiants, les prostitués, les gens du voyage, ou les jeunes qui stationnent dans une cage d’escalier.
On ne choisit pas d’être mendiants, prostitués, ou de vivre dans des quartiers sans équipements socio-culturels et sans services publics,. Nous ne regardons pas ces personnes comme des délinquants, nous les regardons comme les laissés-pour-compte d’une société qui a échoué à traiter ces problèmes, et ce depuis 20 ans au moins.
Or votre projet implique que c’est bien le fait de mendier ou de se prostituer qui devient une infraction. Si seule l’agressivité d’un mendiant était en cause, à quoi sert-il de créer un nouveau délit, alors que le délit d’extorsion de fonds permet, déjà, de réprimer tout débordement ?
La répression des prostitués est non seulement dangereuse mais aussi inefficace. D’une part, il sera difficile d’exercer des poursuites car il sera malaisé d’établir la preuve d’une rémunération. D’autre part, cela risque de déplacer la prostitution vers des modes d’exercice plus clandestins, donc plus dangereux pour les prostitués mais aussi en termes de santé et sécurité publiques.
Sachant, enfin, que la majorité des prostitués est victime de réseaux extrêmement violents, conditionner la délivrance d’un titre de séjour provisoire au dépôt d’une plainte revient à s’interdire d’user de leurs témoignages contre leurs bourreaux. Qui peut croire qu’une personne qui sait que sa vie et celle de sa famille sont en danger, va prendre le risque de témoigner contre son proxénète si elle ne bénéficie pas de mesures lui permettant de retrouver, avant toute chose, confiance et sécurité ?
La répression des gens du voyage est explicitement prévue dans votre projet : Désigner à la vindicte publique une partie de la population au seul motif qu’elle n’a pas le même mode de vie que d’autres est intolérable ; l’emprisonner et confisquer ses véhicules ne l’est pas moins.
Faut-il ajouter que, là encore, votre projet relève de l’effet d’annonce ? Vous avez prévu que les poursuites ne seront possibles que si les aires d’accueil prévues par la loi existent. Or vous n’ignorez pas que cette loi n’est pas respectée dans 80 % des cas.
Les jeunes des banlieues ne pourront plus stationner dans les halls d’immeubles. Et si vous inversiez le propos en vous préoccupant d’abord de récréer dans ces quartiers des lieux de vie et d’accueil plutôt que d’instituer un délit là encore difficilement applicable puisqu’il faudra démontrer une volonté d’obstruction qui ne peut résulter d’une simple présence. Ne croyez-vous pas qu’en créant ce délit vous allez bien plus renforcer les conflits que les apaiser ?
Au total, l’ensemble de ces mesures laisse à penser que le gouvernement a décidé de baisser les bras dans la lutte contre les situations d’exclusion et de pauvreté. En proclamant que votre projet répond au souci de sécurité des habitants de ce pays, vous induisez volontairement en erreur nos concitoyens.
Nous vous mettons au défi d’établir un lien quelconque entre se prémunir des incendies de voitures ou d’autres faits de délinquance et l’emprisonnement des gens de voyages qui occupent un terrain, les mendiants qui mendient, les prostitués et les jeunes qui séjournent dans une entrée d’immeuble ! En quoi ces peines sont-elles nécessaires à la société et proportionnées aux faits reprochés comme l’exige l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme ?
Plus grave, alors que vous soutenez que vous prenez ces mesures pour éviter de renforcer l’extrême droite, vous ne ferez que favoriser celle-ci lorsque chacun aura constaté l’évidence : embastiller un mendiant n’a jamais empêché une voiture de brûler !
Exploiter jusqu’à la mystification le sentiment d’insécurité, ce n’est pas gouverner une société démocratique, c’est traiter les citoyens comme des sujets de l’Etat et non comme des acteurs responsables. C’est cette même vision d’une citoyenneté restreinte qui vous amène à présenter des mesures qui portent gravement atteintes aux libertés de tous. En attendant celles dont vous avez confié la rédaction au Garde des Sceaux et que l’on nous annonce pour le mois de décembre.
Il ne s’agit pas simplement de l’ouverture des coffres de tout véhicule; votre projet prévoit que chacun de nous pourra demain être arrêté, pendant une demi-heuree sur le bord de la route à la guise des policiers, parce que nous conduisons un véhicule ou que nous en sommes le passager. Il permet en dehors de toute enquête et de tout soupçon de fouiller tous les véhicules et tous les effets personnels qui s’y trouvent. Est-ce que vous entendez transformer tous les habitants de ce pays en suspects ?
La mission des forces de l’ordre est difficile. Mais en les autorisant à se comporter d’une manière qui ne pourra être vécue que comme arbitraire, vous portez atteinte à l’indispensable lien de confiance entre celles-ci et la population.
Votre volonté de réaliser des fichiers tentaculaires illustre aussi votre volonté de régenter la population dans son entier. Ils comprendront, pêle-mêle, les coupables, les témoins, les victimes, les personnes simplement soupçonnées et même les voleurs à l’étalage qui seront l’objet d’un fichage génétique ! Aurez-vous le courage de dire à nos concitoyens qu’ils pourront ne pas être recrutés dans certains emplois parce qu’ils auront été, 20 ans avant, simplement soupçonnés dans une affaire ?
Les étrangers n’échappent pas à l’arbitraire puisqu’ils pourront être expulsés si votre administration les juge coupables de certaines infractions pénales. Voici que vous vous attribuez le rôle des Juges !
Ce n’est donc pas faire preuve d’angélisme ou oublier le droit de chacun à vivre en sécurité que d’affirmer avec force que votre projet ne répond en rien à ses objectifs officiels et qu’il construit, en fait, une France inégalitaire et un Etat autoritaire.
Nous vous prions de croire, Monsieur le Ministre, en l’assurance de notre haute considération.
Ligue des droits de l’Homme, Syndicat des Avocats de France, Syndicat de la Magistrature