Un souffle favorable flottait dans l’air en ce mois de mai 1998. Après une longue période d’intolérance, la sagesse semblait l’emporter : la quête d’un destin commun partagé, bien que conçue de manière différente par les uns et par les autres, était devenue la démarche admise par la grande majorité des habitants de cette “terre violente”, qui passa alors du statut de “Territoire” d’Outre-Mer à celui de “Pays” d’Outre-Mer.
Désormais, dans les discours officiels, la Nouvelle-Calédonie, jusque là “morceau de France projeté dans le Pacifique”, devenait “la vitrine de la France dans le Pacifique”. Avant d’en rester ‘le vivant témoignage’ ? Et lequel ?
Par lui-même, l’Accord de Nouméa comporte deux grands axes :
– un axe vertical par lequel la Métropole abandonne au nouveau “Pays” la plupart de ses compétences de gestion (certaines restent un certain temps partagées), ne conservant à terme, après trois étapes de cinq ans, que les compétences de souveraineté.
– un axe horizontal, par lequel le territoire est structuré en trois “Provinces” permettant aux kanak du Nord et des Iles d’une part, aux calédoniens d’autre part, de posséder chacun leurs espaces de contrôle et de gestion. Le “Territoire” chapeaute l’ensemble pour tout ce qui est indissociable.
Par ailleurs un “Préambule”, à la fois historique, philosophique et politique, donne une âme à cette structure en la situant dans l’Histoire du “Pays”, présentée pour la première fois selon une double vision : celle des colonisateurs ET celle des colonisés.
Pour dresser un bilan de ces quatre années de fonctionnement, effectuons d’abord un état des lieux puis examinons les deux problématiques, kanak et calédonienne, avant de conclure et de proposer.
I – “État des lieux ”
La question fondamentale, celle du départ des “évènements” qui ont conduit aux accords de Matignon puis de Nouméa, celle dont on n’entend plus beaucoup parler aujourd’hui dans les commentaires, est toujours de savoir si les problèmes posés par le Front Indépendantiste il y a 20 ans, (les terres, la question identitaire et la démocratie), sont bien sur la voie d’un règlement pacifique, dynamique et progressif ?
Bien sûr, il y a eu, et il y a encore, des effets positifs dans la démarche qu’on a appelé “le rééquilibrage” en particulier aux niveaux foncier, financier et administratif. Il y a eu et il y a encore des terres, de l’argent et de l’organisation. Ce qui est important. Mais comment se fait-il que tous ces efforts se révèlent inadaptés en matière d’éducation, inefficaces en ce qui concerne l’économie et insuffisants en terme de formation professionnelle et d’emploi, ce qui ne peut que compromettre le développement et la stabilité du Pays ?
Formellement, les structures prévues par l’Accord de Nouméa ont bien été mises en place : les Provinces, le Gouvernement collégial, le Congrès, le Sénat coutumier, le Conseil Économique et Social, existent. Un premier train de transfert de compétences a eu lieu. Une citoyenneté du Pays a été admise.
Cependant, on ne peut pas dire que toutes ces institutions fonctionnent normalement : les trois Provinces ont accentué leurs défauts (le Nord dans les rivalités, les Iles dans l’irresponsabilité et le Sud dans l’accaparement) ; le Congrès est une caricature de démocratie puisque pratiquement toutes les décisions sont prises à huis clos en Commission Permanente ; le Gouvernement n’a de collégial que le nom, partagé entre les abus de la majorité et les tracasseries réactionnelles de la minorité ; le Sénat Coutumier ne parvient pas à jouer son rôle, ses crédits diminuant à mesure qu’il travaille sérieusement ; le C. E. S. n’est pas représentatif des forces vives, les deux principaux syndicats étant évincés. Quant aux compétences transférées, ce sont les plus coûteuses et les plus difficiles à gérer (santé, éducation de base), surtout sans réforme concomitante d’une fiscalité toujours archaïque.
Par ailleurs, la fameuse “citoyenneté”, accordée généreusement in extremis, est encore vide de sens et de contenu : elle ne donne aucun avantage concernant la formation et l’emploi et nous ne sommes pas encore capables de nous accorder sur un Nom ni même d’en discuter. Elle est dite “du Pays” dans l’Accord de Nouméa mais de quel Pays s’agit-il ? Pays kanak ou calédonien ?
En matière d’éducation, on constate une ségrégation ethnique de fait dans les lycées et les collèges alors même que le discours officiel est celui de l’assimilation. En plus de l’échec scolaire, c’est un échec social. Ces établissements devraient être les berceaux d’une citoyenneté à base de respect de l’Autre. Ils ne sont pour beaucoup que des entonnoirs qui débouchent sur la précarité ou des arènes qui entraînent à la délinquance.
Politiquement, d’Accord de 10 ans en Accord de 15 ans le peuple kanak continue à subir une noyade démocratique. Dans toute l’histoire du Pays, il n’y a jamais eu autant d’immigration que ces dix dernières années. En fait, on ne constate pas de changement de destination d’un système colonial qui s’est adapté aux temps nouveaux de la mondialisation en devenant plus complexe, plus centralisé que jamais pour l’essentiel, mais se donnant une image de gentil et généreux décolonisateur pour tout ce qui est subsidiaire. Moins omniprésent, l’État est plus omnipotent que jamais. Il ne guide plus chaque détail mais il téléguide tout en divisant les kanak et les calédoniens, et aussi les kanak entre eux et les calédoniens entre eux.
Économiquement, on attend toujours l’essor métallurgique. Le projet du Nord avait de l’avance, il ne l’a plus. Le projet du Sud, parti plus tard, devait se faire plus tôt, en dehors de toutes règles environnementales et même minières, mais la société canadienne a jeté l’éponge non sans s’être fait attribuer gratuitement par la Province Sud les titres des meilleurs terrains pour les geler le temps qu’elle voudra. Des recours sont déposés car le Congrès n’a pas encore mis en place les règlements et les structures prévus par l’accord de Nouméa dans ces deux domaines essentiels que sont la Mine et le Tourisme. Après 4 ans ! Quelle démonstration de mauvaise gestion du Bien Public !
Le bien privé, lui, est bien géré car, socialement, le pouvoir local est strictement celui des plus riches (10% de milliardaires au Congrès). Le SMIG est à 70 % de celui de la Métropole mais les fonctionnaires sont indexés à 170 % ! Une Caisse subvient aux besoins de base des plus démunis et fait payer les classes moyennes qui ne sont ni riches ni pauvres mais de plus en plus … démunies. Résultat : l’écart se creuse, les fortunes de certains augmentent démesurément tandis que le nombre de pauvres s’accroît régulièrement.
Pour sa part, le peuple kanak a du mal à sortir de l’intégrisme coutumier et à aller vers la démocratie, d’autant que celle-ci l’écrase sous le nombre. L’image de la démocratie, pour le kanak, est celle d’un système insidieux qui lui enlève le pouvoir dans son propre pays. Par ailleurs, il a droit à une grande, et même luxueuse, reconnaissance officielle de sa culture à la condition expresse d’oublier la notion de “peuple kanak” et de devenir une facette de la grande mosaïque “calédonienne”. Kaneka, arts et folfklore, oui. Peuple autochtone particulier, non.
Les anciens ennemis politiques (RPCR et FLNKS), “partenaires” pour la construction de l’Accord, sont redevenus “adversaires” dès le lendemain des élections de 1999 et restent depuis lors dans leurs citadelles respectives avec leurs mentalités d’assiégés, leurs unités de commandement et leurs rétentions d’informations. “Maximum d’opacité, minimum de démocratie”, telle est la devise de l’un ET de l’autre. Ils ne s’entendent implicitement que sur un point : écarter les représentants des autres courants politiques, même démocratiquement élus.
De l’avis général, il ressort de ces quatre années une impression globale de stagnation, avec une gestion du Pays ne mettant pas en valeur l’esprit de l’Accord de Nouméa et cela malgré la réussite formelle de sa mise en place technique. La lettre de l’Accord donne elle-même matière à divergence de vue et n’est pas correctement appliquée par les intervenants.
En conclusion, le Préambule de l’Accord de Nouméa, qui devait insuffler un esprit nouveau à la politique du Pays, est resté lettre morte.
Il devait être le point de départ d’une dynamique s’étendant à tous les habitants, du haut en bas de l’échelle sociale, les premiers habitants reconnaissant les nouveaux et vice-versa. Il paraît aujourd’hui n’avoir été finalement qu’un accord momentané entre grands chefs de guerre, chacun cherchant à endormir l’autre avec un minimum de véritable engagement dans un avenir commun.
II – Problématique kanak
Cette question est à situer comme l’aspect kanak de l’ensemble du problème colonial en Nouvelle-Calédonie. D’Ataï à Jean-Marie Tjibaou, celui-ci se résume en trois termes simples et incontournables : les terres, l’identité, la démocratie. D’où trois fronts de lutte pour le peuple kanak :
– un front colonial, parce que la colonisation est toujours actuelle et loin d’être terminée. Ceci dit, le devoir de mémoire ne doit pas conduire à un retour vers le passé mais à un élan vers des idéaux universels ;
– un front coutumier, parce qu’il s’agit de conserver des valeurs importantes et fondamentales tout en changeant de mentalité et de mœurs ;
– un front démocratique car la volonté de destin commun doit conduire au partage et au devoir de citoyenneté allant de pair avec une démocratie moderne.
Il faut triompher sur ces trois fronts pour gagner l’indépendance politique synonyme de point final de la décolonisation.
L’Accord de Nouméa reconnaît l’identité kanak mais non la revendication nationale kanak. Elle l’intègre dans une “citoyenneté du Pays” aux contours flous et pour l’instant vide de tout contenu.
III – Problématique calédonienne
Elle commence avec la première colonisation, celle des Gouverneurs Guillain et Feuillet et de toute la IIIe République. Cette colonisation “humaniste” triomphante n’a pas reconnu de culture propre aux “naturels”, ainsi qu’elle les appelait à l’époque. Elle se faisait au contraire un devoir républicain de les “civiliser”, d’abord de préférence sans les missions (parfois contre) puis, après la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905, en leur laissant au contraire le champ libre auprès des “indigènes”.
La deuxième étape de la colonisation commence avec la IVe République qui reconnaît aux “autochtones” à la fois un statut civil particulier et la citoyenneté française. Elle conduit au “Réveil kanak” des années 1970 mais il faudra les événements de 1984-1988 pour que le peuple kanak obtienne enfin une reconnaissance officielle de son identité. D’abord par l’État français puis par les calédoniens eux-mêmes, du moins une faible majorité.
Reconnaissance aujourd’hui circonscrite au culturel, soit luxueux, soit folklorique, mais toujours soit décalé, soit superficiel.
La véritable décolonisation se doit d’aller plus loin et de reconnaître à la culture kanak ses valeurs profondes, en particulier son attachement viscéral au respect de la Vie et à la recherche de l’équilibre de l’Homme dans son Environnement. Dans ces domaines, la culture kanak pourrait même servir de repère à un Occident déstabilisé dans sa fuite en avant vers un Progrès aussi réel matériellement que mythique spirituellement.
Dans cette perspective, les calédoniens doivent évoluer :
– dans leur tête : ils doivent arrêter d’imaginer le kanak comme un danger potentiel parce que supposé fondamentalement avide de revanche, même lorsqu’il est coopérant ;
– dans leurs habitudes : ils doivent apprendre à connaître la Coutume, non pas pour la faire hors de propos, mais pour en comprendre l’esprit et la respecter en pratique ;
– dans leur organisation sociale : ils doivent rechercher davantage l’équilibre social plutôt qu’un progrès déstabilisant, qui considère la solidarité comme un frein et les inégalités comme un moteur.
Leur identité, enfin, comme celle des kanak, n’est pas dans le passé d’une origine multiple mais dans l’avenir d’une construction commune, non pas face à face, mais côte à côte.
IV – Quelles propositions ?
Au terme de ces réflexions, le bilan global de ces quatre ans n’est certes pas négatif mais il n’est pas pour autant très positif. En un mot, il est pour le moins “mitigé”.
L’Accord s’est bien mis en place dans les termes prévus mais l’impression générale est qu’il y manque quelque chose qui serait l’essentiel. Il y a bien le Nord, les Iles, le Sud et le Nickel. Il y a bien le cadre, l’argent, le travail et la matière. Il y a bien la Terre, l’Eau, l’Air et le Feu, mais ne manque-t-il pas le 5e élément, celui qui permet le vrai partage et donne les meilleurs fruits : l’Amour ?
Plus simplement, ce qui manque, ce n’est pas l’envie profonde de vivre ensemble mais c’est de vouloir le faire en respectant profondément nos différences et en regardant ensemble dans la même direction d’un avenir commun qui serait souhaité au lieu d’être redouté.
La première proposition de la Ligue pourrait être, comme prévu dans l’Accord de Nouméa, de donner UNE identité au Pays formé par la communauté des deux peuples, kanak et calédoniens. Et le nom de Kanaky-Nouvelle-Calédonie, ou chacun se retrouve en respectant l’autre, vient tout de suite à l’esprit : chacun peut se dire kanak ou calédonien, et tout le monde peut se reconnaître dans le même nom.
Il existe déjà un Pays – et un seul – à porter ainsi un nom double : la Papouasie-Nouvelle-Guinée, où résident 75 % des mélanésiens de la planète : hasard ou destinée ?
Une deuxième proposition serait de mettre en valeur le Préambule de l’Accord de Nouméa pour qu’il apparaisse nettement comme l’éclairage spécifique de cet Accord. Dans cette perspective, il nous semble que la moindre des choses serait d’afficher ce Préambule dans tous les établissements publics et en particulier dans les écoles, où il pourrait de plus être commenté dans les meilleures conditions lors des cours d’éducation civique.
Enfin, si la liberté d’expression existe théoriquement dans le Territoire, force est de constater que les moyens d’expression sont rares et ont du mal à vivre. Cet état de fait ne traduit-il pas un grand manque de confiance et un sentiment de peur de l’Autre ? La règle habituelle est le non-dit. L’autocensure est la pratique courante. D’où l’absence des vrais contre-pouvoirs qui donneraient de la consistance et de la vie à la démocratie. Cela est vrai aussi bien en ce qui concerne la presse écrite que la radio-télévision publique.
Une troisième proposition de la Ligue en faveur de la démocratie serait donc que la création et la diffusion des livres et de journaux soient nettement encouragées par des mesures appropriées comme, par exemple, la prise en charge des frais de routage, trop élevés dans un pays si petit et si loin des autres. Dans le même esprit, RFO devrait s’attacher à faire du vrai journalisme – avec débats et enquêtes – au lieu de se contenter de jouer les équilibristes comme attachés de presse tantôt des uns, tantôt des autres.
Bien d’autres propositions pourraient être faites dans le sens de la mise en oeuvre des Droits de l’Homme dans le développement durable, dans l’éducation et la santé pour tous, dans l’égalité sociale, etc… mais ces trois objectifs là : savoir qui on est, savoir où on va et savoir comment, conditionnent tous les autres.
Remédier au manque de confiance en soi, avoir foi dans l’avenir, échanger les idées sans crainte, semblent actuellement les priorités de cet Accord pour un destin commun partagé, qui existe bien politiquement et administrativement, mais dont on ne voit pas encore très bien pour l’instant ni le Destin, ni la Communauté, ni le Partage.
Le squelette que constitue l’accord de Nouméa, si difficile à obtenir, était et reste indispensable.
Gardons-le précieusement et donnons-lui de la chair et un corps, du coeur et un visage, du mouvement et de l’intelligence.
Le 5 Mars 2003