La Corée du Sud, pays magnifique, séjour merveilleux parmi un peuple généreux qui sait accueillir les étrangers avec évidence, simplicité et gentillesse. Retour aujourd’hui, lundi 03 juin 2002 à 18h30, vol Korea Airlines KE901, atterrissage en France, pays des Droits de l’Homme… Ou plutôt la France, pays du droit à l’abject, l’ignoble, l’horrible, l’irréparable.
La scène se situe devant le bureau de vérification des passeports, juste au sortir de l’avion, à deux pas des salons luxueux pour clients fortunés. L’avion se vide, une centaine de personnes dont nous faisons partie se regroupe pour la vérification d’usage des passeports. Banal.
Aussitôt des injonctions musclées de CRS : «laissez-passer, poussez-vous de là…», une scène d’expulsion de ressortissants africains, probablement sans papiers, va se dérouler sous nos yeux.
Nos yeux sont fatigués, embrumés par le vol.
Un CRS accompagne un jeune africain menotté, la tête basse, le regard vide. Dans la même foulée, un second jeune homme africain, un troisième, un quatrième, un cinquième et enfin un sixième. Ou plutôt une sixième jeune femme africaine qui se débat sans espoir entre trois armoires à glace en uniformes CRS. Les hommes la rudoient et comme si leur force ne suffisait pas à la maintenir, elle, jeune femme frêle, ils lui ôtent sa jupe devant nous. La femme se retrouve nue, toute nue, sans même un sous-vêtement, à peine un chemisier et des sandales. La stupeur à trente centimètres des passagers, sans aucune gêne des hommes représentant l’ordre public. Quelques-uns d’entre nous poussent des cris de stupéfaction, bouleversés. Rien n’y fait, les trois CRS ceinturant la jeune femme, la poussant de leurs mains gantées par les jambes nues, les bras nus, les fesses nues, le sexe nu, la conduisent à cinq mètres de là, toujours sous nos yeux, la plaquent au sol, sur le ventre et le carrelage glacé, la bloquent en l’écrasant de tout leur poids et la menottent. Encore des cris de notre part : « Celui qui la ramène encore, on l’embarque aussi ! » nous propose «gentiment» un dernier CRS qui ferme la marche. Les cris de la jeune femme nous glacent le sang.
Nos yeux sont fatigués, embués par le viol.
Un viol ? Non bien sûr, mais un viol de l’intégrité d’une femme maîtrisée par trois molosses de la police, oui. Devant nous, qui touristes coréens, qui hommes d’affaires, qui supporters de football, qui artistes, musiciens, danseurs revenant d’un spectacle pour la coupe du monde en Corée. L’horreur, l’indescriptible, l’immonde… La bavure par des hommes légitimés à exercer la violence gratuite, à faire endurer l’humiliation, la honte à jamais présente dans le cœur et la tête de cette femme. Dans nos cœurs et nos têtes. Images gravées pour longtemps sur nos rétines rougies par le sordide. Les larmes s’écoulent.
Cela s’est passé le lundi 03 juin 2002 en fin de journée à Roissy-Charles de Gaulle, France. A l’heure où nous écrivons ce courrier, quelques heures à peine après ce choc, qui sait ce qu’endure encore cette femme.
Nous, une grande partie des passagers de ce vol, nous avons été témoins de cette scène sans pouvoir nous opposer. Pas le réflexe de l’appareil photo pour rendre compte de cette horreur, pas de dessinateur instantanément «croqueur» parmi nous, rien sauf la honte et la rage. C’est pourquoi, à vous, journalistes, nous co-rédigeons cette lettre pour témoigner de ce qui nous semble inadmissible. Bien sûr que les expulsions sont fréquentes, bien sûr que cela peut paraître dérisoire face aux guerres, exactions de toutes sortes et à toute échelle, bien sûr que cela peut paraître moins actuel que la coupe du monde de foot, les législatives… Même si ce n’est qu’une fois de plus, cette fois-là nous avons vu cela, vu la bête immonde encore à l’œuvre.
Nous voulons témoigner de cette exaction et pour cela nous demandons votre concours pour faire savoir au public que son cher pays est loin d’être ce qu’il pense, réveiller sa conscience. Nous ne cherchons aucune publicité personnelle, l’anonymat nous irait fort bien, nous cherchons seulement à faire savoir ce que nous pouvons aussi certifier par plus de cinquante personnes témoins et garantes de la véracité des faits. En dehors du dégoût et de la nausée, il nous a semblé que c’était un devoir.
Merci de nous répondre quoiqu’il advienne de cette lettre.
Le 3 juin 2002
Guillaume Christophel Armando Estima
15, bis rue de Limoges 3, rue Pablo Picasso
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