Le projet de loi relatif à l’immigration prévoit que “ le juge des libertés et de la détention statue au siège du tribunal de grande instance. Toutefois, si une salle d’audience lui permettant de statuer publiquement a été spécialement aménagée sur l’emprise ferroviaire, portuaire ou aéroportuaire, il statue dans cette salle ” (article 34).
Cette délocalisation des audiences “ 35 quater ” statuant sur le maintien des étrangers en zone d’attente et, pour les étrangers maintenus dans la zone de Roissy, habituellement tenues au Tribunal de Grande Instance de Bobigny a déjà été envisagée par le gouvernement et a fait l’objet de nombreuses contestations. En premier lieu, les magistrats de Bobigny, lors de leur Assemblée Générale le 14 janvier 2002 ont voté à l’unanimité une motion affirmant solennellement leur refus de siéger dans de telles conditions. Puis, le président de la Cour d’Appel de Paris dans son discours lors de l’audience solennelle de rentrée le 15 janvier 2002, a affirmé le caractère impératif du maintien de ces audiences dans les locaux naturels du Palais de Justice. Enfin, le conseil de l’Ordre des avocats du Barreau de la Seine Saint Denis, réuni le 27 mai 2002 a également marqué son opposition à un tel projet.
Malgré ces oppositions, qui ont contraint le ministère de l’Intérieur à repousser ce projet, les travaux engagés pour l’aménagement d’une salle d’audience dans l’enceinte de la zone d’attente ZAPI 3 (zone d’attente pour personnes en instance) se sont poursuivis. Cette salle d’audience est située dans la zone aéroportuaire, éloignée de Paris, l’accès y est difficile non seulement par son éloignement et la difficulté de localiser le bâtiment sur une vaste zone de fret, mais aussi par le coût qu’engendre ce déplacement[i]. Un bâtiment se trouvant hors d’un établissement judiciaire, jouxtant le lieu où sont maintenus les étrangers sous le contrôle de la police, cerné des mêmes grilles contrôlées par la police, peut difficilement être considéré comme un lieu où se rend la justice identifiable comme tel, qui se distingue traditionnellement par sa situation au cœur de la cité et son architecture.
Cette délocalisation constituerait une violation des principes essentiels du procès judiciaire et du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs. Elle ne répondrait en outre ni au principe de l’indépendance et l’impartialité des juges, ni au principe fondamental de la publicité des débats, alors même que plus de 12 000 personnes (soit autant que le contentieux pénal annuel du Tribunal de grande instance de Bobigny) ont été présentées en 2002 aux audiences du 35 quater. Enfin, elle pourrait ne plus répondre aux exigences de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ratifiée par la France, qui prévoit dans son article 6 que “ toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement (…) par un tribunal indépendant et impartial ”.
L’indépendance et l’impartialité de la justice impliquent que le juge ne se trouve pas dans une relation de dépendance avec aucune des parties. Or, le ministère de l’Intérieur est partie à ces audiences puisque c’est lui qui saisit le juge en demandant le maintien des étrangers. Dès lors les audiences ne peuvent avoir lieu dans des locaux dont l’accès est contrôlé par l’une des parties présentes, le ministère de l’Intérieur. Outre la force certes symbolique mais nécessaire de la séparation des lieux d’enfermement et de jugement, rendre la justice sous l’étroite surveillance des agents du pouvoir exécutif ne saurait constituer une garantie d’indépendance et d’impartialité. Le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs implique que le pouvoir judiciaire ne soit pas exercé dans des locaux appartenant au pouvoir exécutif.
L’égalité des parties ne pourrait non plus être assurée d’une part en raison comme indiqué ci-dessus du fait que les magistrats siégeront dans l’enceinte même des locaux du ministère de l’Intérieur, partie aux audiences, et d’autre part en raison des conditions dans lesquelles les avocats assurant la défense des étrangers maintenus devront intervenir : seuls, éloignés de leur lieu d’intervention habituel, dans l’impossibilité de saisir rapidement le conseil de l’Ordre, affaibli par le déséquilibre manifeste entre les parties représentées alors même que l’avocat du ministère de l’Intérieur se trouvera favorisé puisque intervenant dans des locaux appartenant au ministère qu’il représente.
Le principe fondamental de la publicité des audiences ne peut être rempli par le simple fait que les portes de la salle d’audience restent ouvertes au public. Les conditions nécessaires à une réelle publicité des débats doivent être réunies : l’accès du public doit être effectif, y compris pour des personnes non concernées par ces audiences et le lieu où se rend la justice doit être identifiable comme tel. Ces conditions impliquent que le lieu où se déroulent les audiences soit normalement accessible, ce qui n’est pas le cas d’une salle d’audience située dans une zone aéroportuaire, éloignée des villes et aux conditions d’accès difficiles.
16 mai 2003
[i] Voir compte rendu de transport du 14 janvier 2002 de Monsieur Bouvier et Madame Liauzu, magistrats auprès du Tribunal de Grande Instance de Bobigny.