5 septembre 2006
Tribune « Israël, un Etat comme un autre » publiée partiellement dans Libération le 5/09/2006

Un vieux proverbe chinois édicte que lorsque le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. Autant le dire clairement l’article publié par Shmuel Trigano nous invite à la même démarche. Que nous dit Shmuel Trigano ? Que l’on se préoccupe trop des cadavres libanais et pas assez des cadavres sri-lankais, que l’on ignore les corps des Irakiens martyrisés par d’autres arabes ? Que l’image des enfants arabes tués envahissent les écrans ressuscitant le mythe antisémite du juif tueur d’enfants. Et de se livrer à une analyse des images pour en conclure qu’elles résultent « d’une mise en scène théâtrale par des reporters sous le contrôle de l’autorité palestinienne, du Hamas et du Hezbollah ». S. Trigano en conclut que la source de tout cela est un « vieux fond archaïque » revisité « par une forme nouvelle de l’antisémitisme, un antisémitisme compassionnel  qui se focalise sur la « victime » des juifs ». Faisons reste de droit à S. Trigano, les manipulations de l’information existent, dans le conflit israélo-palestinien, comme dans tous les autres événements. On peut s’en désoler, on doit les dénoncer car non seulement elles altèrent la réalité mais, de plus, elles ne font qu’attiser la haine.

 

Ce qui est inquiétant dans le propos de S. Trigano, c’est le processus de généralisation à sens unique qu’il utilise. C’est ainsi que toutes les images mettant en cause l’armée israélienne sont sous contrôle. En postulant cela, il use du vieux procédé selon lequel toute information est nécessairement mensongère dès lors qu’elle va à l’encontre d’une des thèses en présence. C’est sans doute pourquoi, S. Trigano ne se souvient pas des images insupportables des corps déchiquetés des enfants israéliens ou des morceaux de chairs humaines parsemant les rues de Jérusalem et de Tel Aviv. Ces images reflètent-elles la réalité ou ont-elles pour but de renforcer l’imagerie traditionnelle de la cruauté des arabes ? Le soupçon général que délivre S. Trigano vaut alors pour tous avec pour seul résultat d’absoudre le camp auquel on s’identifie. Surtout, il conduit, in fine, à justifier l’intolérable puisque si la vérité n’est que relative, chaque horreur n’est, elle aussi, que relative. C’est, hors de toute éthique, faire de l’insupportable une possible morale. C’est, sans doute, ce qui permet à S. Trigano d’oser les guillemets lorsqu’il évoque les victimes de la politique des autorités israéliennes.

 

L’invocation, sans cesse renouvelée sous la plume de S. Trigano, de l’usage de vieux mythes antisémites qui seraient revêtus de nouveaux oripeaux modernes est encore plus inquiétante. Dénoncer des actes contraires aux lois de la guerre commis par des soldats, sur ordre ou de leur propre initiative, s’analyserait en un retour aux mythes antisémites. Est-il donc possible de dire que bombarder des populations civiles volontairement, où que ce soit et quelque qu’en soit l’auteur, est un crime de guerre sans être taxé d’antisémitisme ? S. Trigano ne peut-il comprendre qu’en recourant, de manière quasi permanente, à l’antisémitisme à chaque fois que la politique d’un Etat, ce qu’est avant tout Israël, est mise en cause, il transforme une manifestation de racisme en un soutien d’une politique dans laquelle chacun, y compris le juif que je suis, est en droit de ne pas se reconnaître ? Là encore, le processus de généralisation auquel s’adonne S. Trigano n’a pour effet que d’interdire tout dialogue puisque l’Autre est d’ores et déjà diabolisé puisqu’il a recours à des mythes antisémites.

 

Lorsque S. Trigano aura admis que l’Etat d’Israël est un Etat comme un autre avec les mêmes droits et les mêmes obligations, lorsqu’il cessera de traquer l’antisémitisme derrière chaque image, derrière chaque critique d’une politique effectivement critiquable, S. Trigano retrouvera peut-être le chemin d’une rationalité qui ne s’évapore pas dès que les mots juifs et Israël sont prononcés. En attendant, peut-être S. Trigano consentira-t-il à admettre qu’avant de se préoccuper des intentions de la main qui prend la photo, le cadavre de l’enfant que l’on y voit est d’abord celui d’un innocent dépourvu de nationalité.

 

Michel Tubiana, président d’honneur de la LDH

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